Lauréat du Prix de littérature de l’Union européenne 2022, Le bunker de Tbilissi du cinéaste et écrivain géorgien engagé, Iva Pezuashvili, est disponible aux éditions Emmanuelle Collas depuis septembre 2023 grâce à la traduction de Marika Megrelishvili. Un livre qui se déroule un 9 avril, une date loin d’être anodine puisqu’il s’agit de la Commémoration Nationale de l’indépendance de la Géorgie en 1991. La critique et l’avis sur le livre.
Une famille vit dans Le bunker de Tbilissi
Mais le 9 avril c’est également la date anniversaire de Mila, ainsi que celle de son mariage avec Guéna, il y a vingt ans déjà, mais c’est aussi le souvenir des morts de 1989, « cent trente hommes innocents ». De cette union sont issus ; Zema leur fille aînée, membre de la police, et Lazare leur fils qui ne rêve que de rap.
L’une calculatrice, pugnace, motivée par la réussite, mène un combat contre les hommes pour être respectée, et a pour qualité suprême celle « à fermer les yeux sur les infractions mineures ou majeures commises par des policiers.» L’autre, livreur de repas en mobylette, bichonné à l’extrême par son père, n’aime pas les riches. Les quatre membres de cette famille vivent dans un même appartement, dans Le bunker de Tbilissi.
Une radioscopie de la société géorgienne réussie
Le père de famille, arménien d’origine comme son épouse, à la retraite, se laisse aller, dépensant sa maigre pension en cigarettes, alcool. « En entrant dans l’immeuble, il avait senti l’odeur qui enveloppait le bunker de puanteur. Guéna avait compris que ce n’était pas seulement le monde qui puait, mais que lui aussi puait avec ses péchés », qu’il convient de découvrir. Sa vie de couple est au point mort depuis de longues années.
« Maladivement jaloux », l’époque de la passion est lointaine. Mila, quarante six ans seulement, veut être désirée et se sent attirée par Mamouka, un homme prévenant marié à trois reprises. Elle est le pivot de cette famille dysfonctionnelle qui en vingt quatre heures est marquée par moult évènements, révélateurs du quotidien de Tbilissi. Au fil des pages, se dévoilent traits de caractère, rêves, échecs, inquiétudes.
Une radioscopie de la société géorgienne réussie, entre passé douloureux durant le règne soviétique, présent difficile sous influence du rêve occidental, avenir rempli d’incertitudes. Cependant Mila et Guéna savent que Tbilissi est quand même mieux que Erevan et Bakou où ils vécurent.
le révélateur d’une société
Pas de chapitres en tant que tels dans Le bunker de Tbilissi, ils sont remplacés par des références horaires qui égrènent la journée du 9 avril des différents protagonistes. Un espace temps bien rempli, au rythme effréné, chacun étant absorbé par ses propres préoccupations. Leur principal point commun est leur difficulté à vivre, le manque d’argent, une retraite insuffisante pour un père désœuvré, une mère obligée de couper les cheveux pour améliorer le quotidien.
Pour acquérir un smartphone, Mila envisage d’emprunter, action que sa fille a réalisée pour sa voiture, alors que la Honda Click de son fils a été financée par le prêt souscrit par Guéna. Des tempéraments forts et déterminés chez les deux femmes, aux qualités affirmées, face à une société machiste violente et méprisante à l’égard de la gent féminine. Entre voiture détériorée, mobylette volée, il est impératif de réagir pour débusquer cette petite voyoucratie qui gangrène Tbilissi, et peu importe les moyens mis en œuvre. Souvenirs, chocs entre générations, insatisfactions, ressentiments, espoirs, désillusions, donnent corps à un roman plein de rage où en période post soviétique la menace de l’ours russe rôde toujours.
Entre violences, trafics divers et variés, corruption, la vie a peu de valeur. Durant uniquement 140 pages pour le roman en lui même, le ton est incisif, alerte. Le lecteur est projeté au cœur d’une capitale en mouvement, agitée, traversée par des conflits générationnels, des aspirations multiples et contradictoires. Certains estimeront que c’est trop dense, d’autres que trop de thèmes sont balayés, enfin qu’il aurait fallu plus développer le livre pour d’aucuns.
Cependant la force principale du roman est sa brièveté qui donne du rythme, passant allègrement d’un sujet à un autre, valsant entre les personnages, reflétant la cacophonie quotidienne d’une capitale. Ce que Iva Pezuashvili voulait dire, l’est avec force, réalisme, distance, décrivant une population désabusée, inquiète.
Le bunker de Tbilissi bénéficie en ouverture du Mot de l’éditeur où Emmanuelle Collas resitue le contexte géopolitique dans lequel la Géorgie se débat, et estompe certains thèmes qui agitent la famille de Mila, agissants comme le révélateur d’une société. Enrichie d’une précieuse carte géographique après cette introduction très réussie, le lecteur part à la découverte de la plume critique et mordante d’un jeune trentenaire, Iva Pezuashvili.
En savoir plus :
- Le bunker de Tbilissi, Iva Pezuashvili, Emmanuelle Collas, septembre 2023, 156 pages, 17 euros