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Deauville 2024 / “La Cocina” : Rencontre avec Alonso Ruizpalacios et Soundos Mosbah, dans l’enfer d’une cuisine New-yorkaise

Lauréat du prix Barrière du cinquantième anniversaire au Festival du Film américain de Deauville 2024 “La Cocina” est le dernier film du réalisateur Alonso Ruizpalacios (Güeros, Museo). En marge de la projection du film, rencontre avec le cinéaste accompagné de l’une des actrices du film, Soundos Mosbah. 

C’est le rush dans la cuisine du Grill, restaurant très animé de Manhattan. Quand de l’argent disparaît de la caisse, le service dégénère. Pedro, cuisinier rêveur et rebelle, tente de prouver son amour à Julia, tandis qu’Estella, nouvelle recrue tout juste arrivée du Mexique, doit naviguer dans ce chaos. Dans cette fiction proche du documentaire, Alonso Ruizpalacios nous plonge au milieu de ses personnages surmenés par la cadence infernale de la cuisine d’un restaurant de Times Square. Mais malgré cette impression de réalisme cru, l’attention portée par le réalisateur à certains détails offre à ce film de beaux moments de poésie, entre rêves et cauchemars, sublimés par des personnages remarquablement écrits.

Interview d’Alonso Ruizpalacios et Soundos Mosbah

Bulles de Culture : Alonso, votre dernier film (« A cop movie », 2021) était une docufiction et La cocina présente à bien des égards des airs de documentaire, si bien qu’on vous y sent dans une forme d’entre-deux. Est-ce parce que vous aimez ces deux genres, que vous pensez qu’ils se répondent, qu’ils sont indissociables ?

Alonso Ruizpalacios : Je pense qu’effectivement ce sont deux genres très complémentaires. Selon moi, tous les documentaires ont une grande part de fiction dans la façon dont on décide de cadrer, ce que l’on choisit de laisser de côté, toutes ces décisions éditoriales qui modifient la réalité. Et à l’inverse, je pense que la possibilité d’intégrer des éléments spontanés, imprévus dans une fiction crée une tension intéressante. La question de savoir comment introduire des éléments de hasard dans quelque chose de très structuré et planifié comme un film de fiction est quelque chose qui m’intéresse en tant que cinéaste et cinéphile.

Bulles de Culture : L’ambiance sonore de La Cocina est souvent cacophonique avec des personnages visuellement séparés par des éléments du décor et qui s’invectivent ou se font invectiver dans des langues qu’ils ne comprennent pas. Est-ce une volonté de montrer, en l’accentuant, la difficulté des gens à communiquer ou à se comprendre ?

Alonso Ruizpalacios : C’est tout à fait exact. Dans les cuisines, il y a ce qu’on appelle la ligne, c’est-à-dire l’endroit où l’on place les plats chauds une fois qu’ils sont prêts pour que les serveurs les emmènent à l’étage, dans la salle à manger. Pour moi, cela a toujours été le symbole d’une frontière, voire d’un mur. En l’occurrence, le mur frontalier entre le Mexique et les États-Unis. Nous avons beaucoup utilisé cette ligne pour composer nos cadres et pour mettre en valeur le fossé et manifester physiquement la barrière psychologique qui sépare les gens.

Bulles de Culture : Le visionnage du film est une expérience haletante où l’on se sent pris dans une spirale infernale où tout va très fort, très vite. Comment se passe le tournage d’un tel film, Soundos ?

Soundos Mosbah : C’était vraiment très dur, nous avons dû beaucoup travailler. Nous avons eu beaucoup de répétitions pour arriver à ce que vous voyez dans le film. Mais c’était vraiment génial parce que nous avons tissé des liens avec tous les membres de l’équipe et nous étions très heureux de travailler ensemble.

Bulles de Culture : Alonso, êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à la capacité de vos personnages à atteindre les rêves qu’ils nous livrent durant le film ?

Alonso Ruizpalacios : Je pense que malheureusement, dans ce sens, ce n’est pas un film optimiste. C’est davantage un film réaliste.

Le fait que les habitants des États-Unis appellent leur pays l’Amérique nous interroge et est très révélateur de leur vision égocentriqueAlonso Ruizpalacios

Bulles de Culture : Cette cuisine est un monde miniature, qui m’a fait penser au chantier de la tour de Babel auquel peut être comparée l’Amérique originelle. Aujourd’hui encore, le thème de l’immigration est incontournable de la société américaine et occupe une place importante dans votre film. Quelle est la vision de l’Amérique que vous défendez dans La Cocina ?

Alonso Ruizpalacios : Je voulais montrer que, tout d’abord, l’Amérique n’est pas un pays. L’Amérique est un continent. Le fait que les habitants des États-Unis appellent leur pays l’Amérique nous interroge et est très révélateur de leur vision égocentrique de notre région du monde. Je voulais également montrer le prix élevé qui est payé par des immigrés qui se déracinent dans l’espoir d’une vie meilleure. Sous la Statue de la Liberté figure l’inscription « donne-moi tes pauvres, tes exténués, tes masses innombrables aspirant à vivre libres ». C’est cette affirmation que j’ai cherché à questionner durant tout le film, ainsi que celle du prix à payer pour entrer dans ce pays soi-disant magique. Évidemment, il y a déjà beaucoup de films qui traitent de ce sujet, mais je pense que notre film étudie des personnages qui, une fois aux États-Unis et ayant un travail, cherchent à réaliser les rêves qui les ont motivés à partir. Les montrer en train de parler d’eux et de leurs rêves dans des conditions de travail sous haute pression comme c’est le cas en cuisine me paraissait être une approche intéressante.

Bulles de Culture : En effet, le thème du travail est également central dans votre film. Avez-vous fait le choix de prendre une cuisine comme décor pour ce que ce lieu permet de mettre en avant sur le monde du travail ou bien parce que c’est un environnement qui vous intéressait ?

Alonso Ruizpalacios : Les deux ! Les cuisines me fascinent. La chorégraphie qui se déroule dans une cuisine est incroyable, je pourrais regarder ces gens travailler avec une telle coordination pendant des heures. Mais elle nous présente aussi une société. C’est un microcosme de la façon dont le monde fonctionne où le statut n’est pas pris à la légère. Tous ceux qui ont un rang hiérarchique légèrement supérieur à celui d’une autre personne s’assurent que cette personne le sache. Ainsi, les plongeurs qui sont en bas de la pyramide gagnent moins d’argent même s’ils travaillent plus d’heures. C’est une situation très difficile pour eux.

Bulles de Culture : Il y a quelques plans-séquences spectaculaires dans ce film. Comment se passe la chorégraphie entre réalisateur, techniciens et acteurs ?

Soundos Mosbah : En répétant. Le tournage d’une prise spécifique du film a duré une semaine. Au début, il y a eu des improvisations pendant la répétition et Alonso a enregistré une partie de la répétition pour que nous puissions voir ce que nous devions améliorer. Je me souviens particulièrement du perchman, qui est incroyable et était un véritable athlète. Il s’assurait d’être invisible et de ne pas faire de bruit parasite en courant partout pour suivre les acteurs et la caméra pendant ces longues prises.

Bulles de Culture : Le personnage principal de votre film, Pedro Ruiz, est un personnage ambivalent : parfois attachant et souvent repoussant. C’est un risque de mettre en place un personnage pareil dans un type de film où justement il est important de pouvoir s’attacher à un personnage. Comment vous est-il venu ?

Alonso Ruizpalacios : Je tenais à ce genre de personnage que l’on aime autant que l’on déteste dans ce film. C’est un personnage très compliqué, difficile à digérer. Mais malgré cela, c’est un personnage qui reste avec vous et qui vous marque. Si vous avez travaillé avec quelqu’un comme lui, ce qui est mon cas, vous ne l’oubliez jamais. Parfois, ils vous attirent et rassemblent tout le monde autour d’eux, mais ils peuvent également déchirer une équipe.

J’ai toujours été intéressé par le fait d’induire le public en erreurAlonso Ruizpalacios

Bulles de Culture : Vous aimez nous piéger et prendre le public à contrepied. Par exemple, le personnage de Pedro n’est introduit que dans un second temps dans le film. Durant cette première partie, nous suivons cette jeune femme interprétée par Anna Diaz dont c’est le premier jour dans cette cuisine.

Alonso Ruizpalacios : Effectivement, je voulais réaliser un film qui prenne le public à contrepied. Comme vous l’avez dit, on pense d’abord qu’elle va être le personnage principal, puis on se rend compte que ce n’est pas le cas. J’ai toujours été intéressé par le fait d’induire le public en erreur, comme dans Psychose d’Hitchcock par exemple. Ici, c’est logique parce que ce personnage est nouveau dans ce lieu, tout comme le public. Nous arrivons avec elle dans la cuisine et la découvrons en même temps qu’elle. Son voyage à New York au début du film ressemble par ailleurs au voyage que ferait un immigrant : nous la voyons traverser la baie de New York sur un bateau, puis nous la voyons dans le métro, et enfin à l’intérieur des couloirs de cette cuisine que je compare souvent à un labyrinthe. Elle est comme notre guide dans ce labyrinthe. Mais une fois qu’elle nous a fait entrer, elle prend du recul et devient un membre comme un autre de l’équipe qui travaille dans cette cuisine.

Bulles de Culture : Nous vous découvrons à l’écran avec ce film, Soundos. Pourriez-vous nous parler de votre parcours ? Comment vous êtes-vous retrouvée dans La Cocina ?

Soundos Mosbah : J’ai fait les Cours Florent donc je viens plutôt du théâtre et j’ai joué dans de nombreuses pièces. Mais La Cocina est effectivement mon premier film au cinéma, ce qui a été une expérience très différente, mais que je souhaite poursuivre. Quant à comment est-ce que je me suis retrouvée dans ce film, c’est Alonso qui m’a approchée. Il cherchait une actrice franco-marocaine ou franco-algérienne qui pouvait parler le français, l’anglais et l’arabe. Je cochais déjà ces cases, et les essais s’étant révélés convaincants, nous avons décidé de travailler ensemble.

Bulles de Culture : Votre film est adapté d’une pièce de théâtre et la première chose que nous y entendons est une tirade de plusieurs minutes sur New York et Times Square. On ne voit jamais qui prononce ce monologue, était-ce pour vous une manière de théâtraliser cette entrée en matière dans le film ?

Alonso Ruizpalacios : Absolument pas, ce monologue est en fait purement documentaire. Lorsque nous avons tourné à New York, je voulais faire des portraits des sans-abri qui se trouvaient à Times Square, parce que ce sont des gens que l’on ne voit jamais. Quand on voit Times Square dans les films, on le voit avec de belles lumières, avec des gens qui prennent des selfies, alors qu’il y a tellement de personnes sans domicile fixe sur cette place. Nous ne nous retournons jamais pour les voir, c’est pourquoi je voulais leur consacrer un moment dans mon film. Le monologue du début du film sur Times Square a été enregistré auprès d’un sans-abri à qui j’ai parlé à New York. Il m’a demandé de quoi parlait mon film, je lui ai répondu qu’il parlait de Times Square et il a commencé à parler pendant que je l’enregistrais. Et je me suis ainsi retrouvé avec cet incroyable monologue que je n’aurais jamais pu écrire.

Interview réalisé au Festival du Film américain de Deauville le 14 septembre

Martin Blanchet
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