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Critique / “Les otages” (2022) de Taina Tervonen

Les œuvres de « creative non fiction » ou « narrative non-fiction » des éditions Marchialy font voyager les lecteurs dans le monde entier, dans des univers toujours différents, grâce aux  incroyables enquêtes et histoires recueillies. Avec Les otages, Taina Tervonen va fouiller dans les archives, en France et au Sénégal, pour rechercher l’histoire d’un sabre, de bijoux et d’objets usuels, dérobés à Ségou en 1890 lors de la prise de la ville par Louis Archinald, alors lieutenant-colonel, pas toujours respectueux de certains ordres reçus. La critique et l’avis sur le livre. 

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

Les otages : travail de recherche méticuleux, émaillé de quelques réflexions propres à l’auteure

Franco-finlandaise, l’enquêtrice, durant quinze ans, a vécu son enfance au Sénégal. Elle a bénéficié de l’enseignement autochtone et parle le wolof, atout incontestable pour sa «contre-histoire d’un butin colonial », sous titre de son livre Les otages. Sur les pas d’El Hadj Oumar Tall, érudit et chef de guerre musulman, qui constitua l’empire Toucouleur, devenu  Soudan français à la chute de la capitale Ségou, sur une partie de l’actuel Mali, les découvertes s’enchaînent dont celles relatives au destin d’Abdoulaye, petit-fils du héros encore vénéré de nos jours, symbole de la résistance à la colonisation française. Le destin croisé de cet enfant d’une dizaine d’années, arraché à sa terre natale pour être transplanté en métropole, avec le long périple du trésor supposé de Ségou constituent les soubassements de cette disquisition, « récit de non-fiction rédigé à partir de documents historiques et d’entretiens. » Sans être historienne, tel que précisé par l’auteure, le travail est fouillé, précis, toujours avec une certaine distanciation par rapport aux faits relatés, faisant honneur au journalisme d’investigation.

Le sabre d’Oumar Tall aujourd’hui restitué au Sénégal, exposé au Musée des Civilisations Noires de Dakar, n’offre aucune certitude quant à son authenticité, mais le symbole politique de la rétrocession est incontestablement primordial. Pour ce qu’il reste aujourd’hui des autres pièces du trésor, éparpillé, la longue enquête en divers lieux, dans des réserves, dans les papiers, explique les mouvements d’objets, apporte certaines réponses mais quelques énigmes demeurent. Soumis au temps, à de multiples manipulations ou déménagements entre musées et entrepôts, à des stockages plus ou moins consciencieux, à des pièces plus remisées qu’exposées, à des référencements défectueux, à des incendies durant la guerre, à des inondations, à quelques chapardages, le trésor s’est sensiblement amoindri. Le pillage systématique de certaines richesses culturelles ou leur destruction après des conquêtes guerrières a de tout temps existé, que l’envahisseur soit français, belge, allemand, anglais, ou autre pays colonial, sans oublier les peuples autochtones se sont livrés eux mêmes à de sanglants conflits et brigandages. Ces détournements de biens ont alimenté l’enrichissement personnel de certaines personnes, contribuant parfois à la création de musées ou à leur développement. Ces dons d’objets volés ne bénéficient d’aucune information sur le contexte historique de ces spoliations, seuls figurant la date et le nom du « généreux » bienfaiteur. Aujourd’hui la restitution de ces œuvres d’art, ardemment réclamées par certains pays, n’en est qu’à ses balbutiements. L’ampleur du nombre d’articles concernés, l’insuffisance de moyens humains dédiés pour traiter ces dossiers, le respect d’un cadre législatif complexe, les multiples vérifications de la pertinence des demandes formulées, font que de nombreuses années vont encore s’écouler avant un éventuel retour au pays d’origine de ce patrimoine extorqué.

Entre rencontres enrichissantes avec la population locale à Dakar, Saint-Louis du Sénégal, et lieux beaucoup plus reculés où le wolof sert de véritable passeport, les recherches et les fouilles fastidieuses dans les archives à Paris, Fréjus, Aix en Provence, Le Havre s’avèrent parfois très enrichissantes. Ainsi émerge l’École des otages, les correspondances échangées entre Abdoulaye Tall et son ravisseur Archinard, manipulées et lues par Taina Tervonen. D’enfant à jeune adolescent, il a appris à dompter la langue française, et réussit à rédiger de belles lettres, souvent émouvantes, pleines de profondeur, de sensibilité et de mal être. Selon les informations recueillies au Sénégal, formant une belle légende, il aurait défendu sa mère avec le sabre d’El-Hadj Oumar Tall face au lieutenant-colonel Archinard. Tel un trophée de guerre, arraché à sa terre natale, volé à sa famille, cet enfant ayant perdu toutes ses racines devient avant tout un otage, un indubitable moyen de chantage pour amoindrir la résistance locale des familles dirigeantes. Cette partie de l’enquête permet de mettre en lumière un pan plus méconnu de l’histoire de la colonisation française.

Entre Histoire et vies brisées, entre présent et passé, Les otages, travail de recherche méticuleux, émaillé de quelques réflexions propres à l’auteure, d’une écriture limpide et factuelle, se révèle captivant, incitant à la réflexion sur certains comportements nés durant la colonisation.

En savoir plus :

  • Les otages, Taina Tervonen, Marchialy, août 2022, 248 pages, 20 euros
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