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Critique / “Impossible” (2020) d’Erri de Luca

Impossible, dernier texte d’Erri De Luca, disponible chez Folio, est de la lignée des précédents ouvrages, concis, à peine cent cinquante pages de lecture, où rode l’ombre de souvenirs propres à l’auteur. Très différent dans la forme, alternant entre interrogatoires et lettres à Ammoremio, sa compagne, un homme se livre au plus profond de lui même, rejetant les hypothèses échafaudées par un jeune juge. Une réflexion sur l’engagement politique, la fidélité à des idées, qui est parfaitement traitée avec une grande efficacité et fluidité. La critique et l’avis sur le livre. 

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

“La confrontation est directe, pleine de certitudes et d’assertions”

D’un côté de la table, le présumé coupable, un septuagénaire, amoureux de la montagne, qui a déjà connu la prison dans les années 1970, dénoncé, par l’un de ses frères de route, avec tous les membres de la cellule révolutionnaire de gauche (jamais citée) à laquelle il appartenait. Quarante ans plus tard le traître est retrouvé mort, un matin au pied d’une montagne, celle là même où crapahutait l’homme mouchardé qui se retrouve de nouveau dans l’œil du cyclone, celui de la justice. Il ne faut pas chercher les prénoms des différents protagonistes car ils n’en ont pas, ce qui rend le livre plus désincarné et plus universel. Face à cet homme, un magistrat qui pourrait aisément être son fils, assuré que le décès du délateur ne peut être dû à un accident mais uniquement à un homicide. Un seul coupable possible, l’ex compagnon de lutte du disparu, au mobile évident de la vengeance, constituent les axes d’incrimination du jeune juge.

Les tête à tête entre les deux homme sont passionnants, l’avocat d’office rejeté par l’inculpé n’ayant qu’un rôle passif, non pas aux côtés de son client mais muet dans son dos, hors de sa vue. La confrontation est directe, pleine de certitudes et d’assertions pour l’un, remplie de hasards de la vie pour l’autre rendant impossible l’hypothèse ancrée chez son accusateur, la démonstration du crime se révélant impossible. Un match où les coups, assénés sans calcul, provoquent de nombreuses esquives, mais l’essentiel est dit sous forme de procès verbaux, déshumanisés, ne nécessitant ni mise en scène, ni description superfétatoire. Sec, souvent sans aucun sentiment, l’affrontement n’empêche pas quelques échanges charpentés où chacun se confie au milieu de refus et de non dits. Le passé devrait pouvoir éclairer le présent, rendant indubitable la vengeance bien qu’impossible à démontrer. Entre un homme d’appareil et un homme fidèle à ses convictions, lié à un certain idéalisme et à des valeurs de fraternité, condamné à la prison, le combat est inégal. Celui qui a reperdu la liberté semble cependant sortir vainqueur, nullement marqué par cette nouvelle incarcération. Il résiste aux assauts du jeune juge inexpérimenté, à ses chausse-trappes régulièrement tendues et ses innombrables contre-pieds. Il est impossible de déstabiliser cet homme solitaire, vivant une vie sauvage en montagne, et une vie intérieure très dense, même incarcéré.

écriture légère, teintée de poésie

Entre ces interrogatoires austères, parsemés de quelques instants de véritables échanges, s’intercalent des lettres, d’une grande chaleur, où sont clamés ses amours, sa dépendance à la montagne et ses cimes, ses forces et faiblesses. Des réflexions sur le tennis, sur Léonardo Sciascia, écrivain apprécié mais entaché par ses mandats politiques complètent des souvenirs d’enfance, des réflexions sur la justice, et les ressentis des tête à tête procéduraux : « Le dialogue avec le jeune magistrat avance bien. Il cherche des preuves avec un drone, il joue avec ça et avec l’hypothèse qu’il veut démontrer ». Entre exercices physiques, palindromes, anagrammes, poèmes, le prisonnier conserve un emploi du temps chargé, ne se morfondant jamais : « L’ennui est un gaspillage que j’ignore ». Dans cet échange épistolaire à sens unique, les lettres n’étant jamais envoyées, il n’y a sans doute personne pour les recevoir. Ammoremio n’est peut être qu’une simple création pour mieux supporter l’enfer carcéral, ou bien il s’agit d’un amour regretté ou défunt. Il est impossible qu’Erri de Luca n’ait pas restitué, comme à son habitude, quelques traces biographiques, liées à ses expériences d’alpiniste chevronné, d’homme qui a côtoyé les bureaux de juges ou les salles du palais de justice, lui l’ancien membre du de Lotta Continua, mouvement d’extrême gauche.

En peu de pages, deux générations que tout oppose s’affrontent dont seule l’une sortira vainqueur, soit celle représentante du pouvoir judiciaire et de l’État ou celle sortie des « années de plomb ». Impossible ; une lecture qui s’impose pour tous ceux et celles qui apprécient d’Erri de Luca, son écriture légère, teintée de poésie, rendue accessible grâce à la traduction de Danièle Valin. Par ses sujets profonds, Impossible, épuré à l’excès, interpelle constamment le lecteur, même après avoir refermé cet opuscule.

En savoir plus :

  • Impossible, Erri De Luca, Gallimard, aout 2020, 176 pages, 16,50 euros, Folio, novembre 2022, 160 pages, 7,20 euros
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