Dernière mise à jour : août 18th, 2015 at 10:20 am
Pourtant, le Gamin est au départ un mensonge né dans l’esprit de la designer star Tsukiko lorsque, adolescente, elle a malencontreusement fait mourir son chien. Plutôt que d’accepter sa responsabilité, elle a inventé un faux coupable à rollers et armé d’une batte. Puis, alors que la sortie d’une série télévisée sur sa mascotte Maromi s’accompagne d’une vraie frénésie médiatique et populaire et que son employeur la presse pour inventer un prochain personnage, Tsukiko “convoque” à nouveau le Gamin pour la libérer de la pression qu’elle subit, donnant ainsi vie à un personnage qui va également s’installer dans l’inconscient collectif, comme un double négatif de Maromi.
En fait, il apparaît de plus en plus clairement aux personnages principaux que l’adulation de l’un attise la peur de l’autre, et vice versa. La conclusion paroxystique de la série voit d’ailleurs les deux créations de Tsukiko s’affronter, tels deux Godzilla, dans la tradition des films de monstres géants japonais.
N’apparaissant qu’aux gens en situation de crise ou de grand stress émotionnel, le Gamin à la Batte s’avère être l’incarnation d’un désespoir social qui se transmet comme un virus à travers les deux grands vecteurs d’information : la télévision fait d’abord ses choux gras des attaques du Gamin (premiers épisodes) avant que les rumeurs (épisodes centraux hors intrigue principale) ne déforment – littéralement – la réalité (trois derniers épisodes).
Notons en particulier une scène dans “Le dernier épisode” (#13) : un Yakuza, personnage secondaire vu dans l’épisode #04 (“Vivre comme un homme”), allume la télévision dans sa chambre d’hôtel. Le présentateur d’un journal télévisé commente l’inexorable progression de la vague noire avant d’en être lui-même victime en direct sur le plateau d’enregistrement. Et soudain, sortant du téléviseur comme si elle avait la capacité de passer à travers la caméra, la vague noire envahit la chambre d’hôtel ! Des attaques sporadiques et individuelles du début, on est passé par le prisme de la télévision, à un phénomène global qui s’auto-alimente de façon exponentielle.
D’une forme immédiatement reconnaissable, celle d’un enfant en rollers armé d’une batte, on est passé à un concept abstrait, celui de la “vague noire”, représentation métaphysique d’une paranoia partagée par tous et qui tous les engloutira.
Pour Satoshi Kon, les 13 épisodes que compte la série sont un terrain d’expérimentation idéal pour développer ses thèmes de prédilection et expérimenter ses idées narratives et visuelles. Au détour des épisodes, on reconnaît notamment :
- déjà décrite ci-dessus, la portée sociale de la série résonne également dans les films de Kon et notamment dans “Tokyo Godfathers” (2003), où les personnages principaux sont des sans-abris – tout comme un des personnages principaux de “Paranoia Agent”, la vieille dame qui assiste à la renaissance du Gamin à la Batte dans le premier épisode.
- la confusion entre réalité et fiction est un thème majeur des films de Satoshi Kon, qu’il renouvelle de film en film. Dans “Paranoia Agent”, elle devient au fur et à mesure des épisodes le ressort dramatique et narratif principal à mesure que les attaques du Gamin croissent et altèrent la frontière du normal et du paranormal.
- la folie se manifeste souvent dans les films de Kon par un dédoublement de la personnalité, le réalisateur profitant d’ailleurs des possibilités du medium animé pour l’illustrer de façon visuelle en ayant deux personnages différents à l’écran (un pour chaque personnalité). Cette astuce visuelle était déjà expérimentée dans le climax de “Perfect Blue” mais, ici, l’épisode #3 (“Bouche gourmande”) annonce deux ans à l’avance le long-métrage “Paprika”, avec son personnage principal menant une double vie, douce et timide professeur assistante le jour, torride prostituée la nuit. Non seulement ses deux personnalités affichent des looks absolument opposés, elles communiquent surtout par l’intermédiaire d’un répondeur téléphonique, ce qui force le spectateur à se demander quelle personnalité est, en fait, “l’originale”.
- variation plus extrême du thème précédent, l’otakisme et ses dérives était déjà à l’oeuvre en 1998 dans “Perfect Blue”. Dans “Paranoia Agent”, outre le jeune copycat du Gamin qui se croit dans un jeu vidéo (hilarant épisode #5, “Le chevalier sacré”), l’inspecteur Maniwa, présenté comme un amateur de jeu de rôles dans ce même épisode, bascule vers un comportement obsessif après avoir été évincé de la police (ép.#7, “MHz”) et se prend finalement pour un justicier masqué (ép. #12, “Radar man”). Désopilant dans son apparence (son costume rapiécé), son comportement (il parle comme un chevalier) ou dans ses hallucinations (il imagine que son parapluie est une épée), son comportement traduit pourtant une rupture brutale et plutôt pathétique avec la réalité. Néanmoins, il est celui qui va découvrir la vérité sur le Gamin en continuant d’enquêter. Or, assez inexplicablement, ses propres hallucinations lui viennent en aide, en particulier ces mini-statuettes sexys, sorte de fées qui lui fournissent indices et assistance. Bien que le justicier nous apparaisse parfois tel qu’il est vraiment, avec son costume grossier et ses accessoires grotesques, son reflet dans les vitres des magasins demeure celui du chevalier qu’il s’imagine être !
On se souvient de la façon dont “Millenium Actress” (2001) convoyait son récit en sautant d’un décor à un autre au gré des souvenirs du personnage de l’actrice. Dans les deux derniers épisodes de “Paranoia Agent”, le vieil inspecteur Ikari se réfugie dans sa nostalgie : il évolue alors dans des dessins simplifiés, sans profondeur, qui ressemblent à du théâtre d’ombres et qui correspondent à sa représentation d’un temps plus simple et innocent où il se trouve curieusement à l’abri du Gamin à la Batte, symbole-symptôme d’un monde actuel qu’il ne comprend plus.
Lorsqu’il va enfin se décider à affronter la réalité, le personnage va lui-même faire voler en éclat son monde imaginaire, qui s’effondre comme du verre pour être remplacé par les dessins “normaux” de la série. Mieux, Kon brouille complètement la frontière de la réalité et de la fiction lorsque Ikari disparaît dans son monde imaginaire et se trouve donc “hors-radar”, empêchant son collègue justicier de le localiser.
C’est en fait une des marques de fabrique du réalisateur que de multiplier les détails visuels en vue d’épouser toujours davantage le point de vue de ses personnages. Le medium animé semble être pour Satoshi Kon un moyen ludique de faire se juxtaposer différents styles visuels. Au détour de certaines scènes de “Paranoia Agent”, le point de vue d’un personnage sera par exemple traduit par un dessin plus nerveux ou imprécis (l’enfant suspecté à tort d’être le Gamin dans l’épisode #2 (“Les rollers dorés”).
Dans l’épisode #9 (“ETC”), les différentes rumeurs diffusées par les quatre commères empruntent parfois d’autres styles d’animation japonaise, par exemple celui d’un dessin animé exagérément romantique avec des personnages aux grands yeux brillants.
Amateur de la mise en abyme, n’hésitant pas à assumer sa cinéphilie en la déclarant ouvertement dans ses films (“Millenium Actress” en 2001), Kon rend par ailleurs un hommage étonnant à l’industrie du dessin animé avec l’épisode #10 (“Douce Maromi”). Mettant en scène l’équipe d’un studio d’animation chargée de produire la série pour enfants consacrée à la peluche Maromi, cet amusant épisode narré d’ailleurs par Maromi décrit le processus de création d’un série et présente le travail stressant des techniciens, victimes les uns après les autres du Gamin à la Batte ! Pour eux, faire un film devient très exactement une question de vie ou de mort !
Equipe technique
Réalisée par : Satoshi Kon Ecrite par : Seishi Minakami
Animation : studio Madhouse
Design des personnages : Masaji Ando
Musique : Susumu Hirasawa
2004 – 13×25 min
Equipe artistique
Gamin à la Batte : Daisuke Sakaguchi
Tsukiko Sagi : Mamiko Noto
Maromi : Haruko Momoi
Ikari : Shozo Iizuka
Maniwa : Toshihiko Seki
Harumi Chono : Kotono Mitsuishi