La réalisatrice Léa Rinaldi présente en salle ce 1er novembre 2023 “Le Repaire des contraires“, un film documentaire sur le quotidien d’une école de cirque. Rencontre avec la cinéaste.
Interview de Léa Rinaldi
Cédric Lépine : À l’origine de ce film, quelle est la première rencontre déterminante ?
Léa Rinaldi : La rencontre humaine est le point de départ de tous mes films documentaires.
Pour Le Repaire des contraires, il s’agit d’une rencontre avec une femme exceptionnelle, Neusa Thomasi, metteuse en scène brésilienne engagée. Neusa développe depuis 25 ans une politique de prévention avec l’art, à Chanteloup-les-Vignes, banlieue la plus pauvre d’Île-d- France. Elle fait entrer la culture là où elle n’existe pas, pour une jeunesse qui est avant tout dans les rues.
Conseillée par des amis communs, Neusa s’est rendue un jour à ma boîte de production, vêtue de plumes et de bottes colorées, pour me présenter ce nouveau projet de construction de cirque social : car cette femme indépendante voit enfin son action reconnue par la municipalité. Un chapiteau en dur, financé par l’argent public, sera construit et Neusa en deviendra la résidente permanente. « Je crois qu’il faut faire un film… Il va y avoir du spectacle ! » m’avait-t-elle prévenue !
Sa détermination de fer, son engagement social et son originalité chaleureuse m’ont convaincue de me rendre au chapiteau et d’y rester quelques jours en immersion pour observer son travail.
L’énergie très particulière du cirque m’a immédiatement séduite, mais aussi très vite interrogée. Comment ce « lieu de création artistique pour tous » peut-il exister sereinement au pied de la cité réputée pour ces problèmes de violence ? Ces contradictions m’ont de suite donné envie de suivre ce projet dans la durée ; et mon équipe de production Aléa Films m’a vivement soutenue dans ce choix.
La Haine est pour moi un film mythique
C. L. : Le fait que Chanteloup-les-Vignes ait déjà accueilli les caméras de Mathieu Kassovitz pour son film La Haine a-t-il eu un impact dans ta manière de filmer ?
L. R. : Chanteloup-les-Vignes est une ville cinématographique car elle a une architecture très atypique, et particulièrement le quartier de la « cité de Noé ». Depuis le tournage du film La Haine (1990), la ville s’est beaucoup transformée : un chantier de renouvellement urbain a réussi à désenclaver certains quartiers. La Haine est pour moi un film mythique mais il n’a pas eu de réel impact sur ma manière de filmer. Seuls les lieux caractéristiques comme « la place des poètes » avec les visages de Paul Valéry, Arthur Rimbaud et Victor Hugo, et l’énorme « pied » en sculpture, présents dans le film de Matthieu Kassovitz, m’ont aussi beaucoup inspirée. Mais j’avais envie de montrer cette ville autrement, et avec toutes ces couleurs ! (cf. le noir et blanc de La Haine)
Aussi dans « Chanteloup- les- vignes » il y a aussi « les vignes ». Certes il y a beaucoup de barres d’immeubles mais c’est aussi une ville très verte. Et derrière la cité de La Noé, il y a une grande forêt… J’ai aimé ce contraste. Et cela m’a aussi permis de filer la métaphore des « Indiens » qui arrivent en ville et découvrent un territoire au goût de Far West…

C. L. : Comment la caméra de ton film a finalement pu prendre sa place dans ce quotidien ?
L. R. : Quel que soit le milieu que je filme, il me faut un long temps d’adaptation, d’observation. Aussi la compagnie vit comme une vraie famille, et on m’a très bien accueillie. Et à l’extérieur, je suivais les enfants dans « leur ville », et à leurs côtés, je me sentais en confiance et en sécurité.
Il y a très peu de femmes dans le milieu du cirque
C. L. : Le cirque comme lieu privilégié de culture fait penser à l’installation de Violeta Parra pour partager ses spectacles musicaux : dans quelle tradition s’inscrit Neusa Thomasi en utilisant son chapiteau ? Existe-t-il d’autres exemples qui la précèdent en France ?
L. R. : J’aime beaucoup cette comparaison avec l’artiste chilienne Violeta Parra car ces deux femmes ont la même générosité créatrice populaire. Dans les faubourgs de Santiago, Violeta a installé un grand chapiteau avec l’objectif qu’il devienne un vrai centre des arts. Neusa, qui vient aussi d’Amérique latine, s’inscrit dans la tradition de la « mise en scène d’urgence », inspirée de ses expériences théâtrales au Brésil. Neusa est sans cesse dans l’action : « Faire ici maintenant et avec ». Elle crée avec le moment présent, en lançant un compte à rebours… Je ne connais pas d’autres exemples qui la précèdent en France sur ce terrain… Il y a très peu de femmes dans le milieu du cirque.
C. L. : Comment a été vu le chapiteau de Chanteloup-les-Vignes par les habitants des communes voisines ? Est-ce que cela a généré une émulation pour ouvrir des lieux similaires avec des interconnexions entre ces communes voisines ?
L. R. : Le chapiteau a été très bien vu par les communes voisines, et a rayonné dans tout le département des Yvelines. Il n’y a pas eu de création de lieux similaires, mais les habitants avoisinants sont venus régulièrement avec plaisir au chapiteau.

C. L. : Quelle fut la place de la municipalité dans l’accueil du projet de la Compagnie des Contraires ?
L. R. : Ce projet, à l’initiative de Neusa, a tout de suite été accepté par la ville. Elle a obtenu l’autorisation de planter son chapiteau en bas de la cité de La Noé. Et après 25 ans, elle a convaincu à nouveau la mairie d’enraciner davantage la culture dans la ville, en construisant un chapiteau en dur. La Mairie a accepté et a obtenu le soutien de la région et du département pour cette construction municipale.
Ce cirque est un symbole de réussite, d’intégration !
C. L. : Qui compose la Compagnie des Contraires ? Est-ce que d’autres artistes que Neusa Thomasi interviennent pour partager leurs connaissances ?
L. R. : La compagnie est composée d’une équipe d’artistes, de professeurs, d’emplois jeunes, d’emplois de professionnalisation et de volontaires civiques.
Neusa est une artiste mais aussi une entrepreneuse : elle sait très bien s’entourer et emploie une trentaine de personnes au sein du chapiteau.
C. L. : Que symbolise pour toi ce cirque installé au cœur des cités ?
L. R. : Ce cirque est un symbole de réussite, d’intégration ! C’est une bulle d’oxygène, un monde poétique parallèle pour ces enfants de toutes origines venant de tous horizons. Une sorte de sublimation de la cité ! Les enfants se sont réappropriés ce lieu, se sont investis et révélés grâce au chapiteau.
Le « repaire des contraires » représente pour moi l’harmonie des paradoxes. C’est un village et on s’y sent en famille. Et Neusa, comme elle le dit : ici c’est « la mère et la grand-mère de tout le monde ! »
C. L. : Quels liens ferais-tu entre ces deux personnalités distinctes que sont le navigateur solitaire Ian Lipinski au centre de ton film Sillages (2019) et Neusa Thomasi, isolée mais tournée vers les autres, tous deux luttant contre vents et marées alors que les toiles de leur lieu de vie sont mises à rude épreuve ?
L. R. : Ce sont deux personnages passionnés, animés et prêts à tout pour accomplir leurs objectifs. Ils ont la même détermination, le même dévouement pour leur art / sport… Ce sont des « guerriers » qui n’ont pas peur de revenir… au combat !
le succès du chapiteau a amené trop de lumière dans ce quartier, qui aurait préféré rester dans l’ombre…
C. L. : Suite à l’incendie, la comparaison est faite entre le chapiteau et Notre Dame de Paris : est-ce que le chapiteau était devenu la cathédrale laïque d’un lieu de rassemblement pour tous qui s’inscrivait dans le paysage de la vie des habitants de Chanteloup-les-Vignes ?
L. R. : Effectivement, ce chapiteau était comme une cathédrale laïque pour tous. Il recevait toutes les écoles du département… toutes les nationalités… des centaines d’enfants de toutes les origines et milieux sociaux… il faisait partie intégrante « du paysage » de la ville…
C. L. : Quel est ton propre point de vue à ce jour sur les causes de ce dramatique incendie ?
L. R. : C’est encore un mystère pour moi… mais les causes sont sûrement politiques…
Le chapiteau a été brûlé quand il est devenu un lieu municipal… donc ça doit à voir avec la politique de la ville… Cela peut être la jalousie ou l’ignorance de certains habitants, comme la conséquence de bavures policières, ou du démantèlement de réseaux de trafics de drogue…
Le chapiteau et ses activités diverses ont ramené beaucoup de monde, c’était devenu un vrai « repaire » artistique et municipal. Mais le succès du chapiteau a amené trop de lumière dans ce quartier, qui aurait préféré rester dans l’ombre…
Aussi je me laisse à penser qu’ils ont attaqué le travail de « femmes… » car il y a Neusa, mais aussi Catherine Arenou, la mairesse de Chanteloup, derrière ce beau projet… Il y a tellement peu de femmes à ces postes-là… qu’elles sont peut-être plus facilement ciblées ou attaquables.
Mais c’est un lieu imprégné d’une énergie très forte… résiliente ! Et il renaît déjà de ces cendres… Et ça… ça peut déranger…

C. L. : Le film se termine sur le début de la vie en pandémie et requestionne la place de la culture qui fait lien entre les individus : quel est le nouveau défi de la Compagnie des Contraires et des habitants de Chanteloup-les-Vignes dans le contexte actuel ?
L. R. : Neusa est une « warrior », et même en temps de pandémie, elle a continué les représentations, en inventant des spectacles de rue, qui viennent jusqu’aux fenêtres de la cité (séquence qu’on peut voir dans le film). Elle a remonté son propre chapiteau à côté du « feu » chapiteau municipal, qui est en train de se reconstruire. Mais elle a aussi un nouveau défi : créer une antenne de la compagnie au Brésil.
Cet entretien a été réalisé par Cédric Lépine
En savoir plus :
- Date de sortie France : 01/11/2023
- Distribution France : Aléa Films