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Une chambre en Inde du Théâtre du Soleil Ariane Mnouchkine affiche

♥ [Critique] “Une Chambre en Inde” d’Ariane Mnouchkine : Tous les échos du monde

Dernière mise à jour : mars 25th, 2019 at 02:32 pm

Bulles de Culture a assisté avec un plaisir jubilatoire, céleste, inestimable à la dernière création d’Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil. Notre avis sur Une Chambre en Inde, une merveille absolue et un coup de cœur.

Synopsis :

Nous sommes dans une chambre, en Inde, et c’est là qu’une troupe de comédiens financée par l’Alliance française doit mettre en place un spectacle. Mais voilà que leur maître est devenu fou, et que sa disciple semble crouler devant la tâche qui lui advient…

Une Chambre en Inde : Une fresque magnifiquement déroutante

On est en Inde, dans la demeure d’une professeure hindoue, qui accueille une troupe de comédiens français. Ces comédiens français sont là pour monter un spectacle. Mais voilà que le maître de la troupe dérape, et que c’est sa disciple qui doit prendre les rênes. Celle-ci s’étouffe dans un sommeil peuplé de visions hétéroclites, de cauchemars effarants, de songeries étranges.

Ce qui saisit le public au début d’Une Chambre en Inde, c’est la complexité de l’univers qui se met à grouiller sous ses yeux. La troupe de comédiens, les serviteurs indiens, la professeure, et tous les personnages des visions. Le caractère composite et complexe des scènes qui s’enchaînent déroute autant qu’il fascine, charme, envoûte, ensorcelle.

La ligne directrice est donnée dès les premières scènes : il s’agit pour l’héroïne de partir sur les traces du Terrukhutu et du Mahâbhârata, ce théâtre populaire folklorique indien qui s’appuie sur une histoire royale mythique aux enchevêtrements ardus. Il lui faut encore trouver une idée pour monter un spectacle à la hauteur des 17 000 euros qu’un fonctionnaire un peu fou de l’Alliance française leur a attribués.

Si le fait de montrer des comédiens qui cherchent à monter un spectacle n’a en soi rien d’original, Ariane Mnouchkine en tire tout le sel possible. Et de ce sel, elle fait de l’or. Ce mélange entre visions, “réalité” de la troupe et scènes jouées est une pure merveille. On est bien loin du topos ou du déjà-vu. Car il faut dire que ces comédiens n’ont à vue de nez rien d’élus, et que l’univers à travers lequel ils évoluent leur échappe en partie. Loufoque, comique, grotesque sont ainsi de mise. Et c’est une prodigieuse réussite que d’oser pareille idée.

Une actualité tristement présente

Une chambre en Inde du Théâtre du Soleil Ariane Mnouchkine image-5
Vijayan Panikkaveettil, Shafiq Kohi, Samir Abdul Jabbar Saed, Ghulam Reza Rajabi, Duccio Bellugi-Vannuccini

© Michèle Laurent

Si Une Chambre en Inde devait constituer un cocon protecteur pour la troupe de théâtre, c’est bien tout le contraire qui se produit. Si l’exotique prend l’œil un moment, il n’absorbe pas l’histoire. Tensions entre hindous et musulmans, grandes inégalités entre les castes, société corrompue, voilà pour la réalité indienne qui fait irruption dans la maison. La question du mariage, de la position et de l’éducation des filles ne font bien sûr pas exception.

Quant aux visions, elles sont peuplées d’un cauchemar : celui des attentats qui ont secoué la capitale, celui aussi que représente le conflit en Syrie. Cette violence obnubile notre héroïne qui voudrait monter une pièce aux enjeux géopolitiques, mais peine à trouver le ton juste. En cela, Une Chambre en Inde pose la question de l’engagement du théâtre : comment le théâtre peut-il s’emparer des problématiques contemporaines ? Comment peut-il apporter une réponse au monde que nous vivons ?

Coups de feu, attentats, exécutions, toute la violence qui secoue notre actualité est là. Elle pénètre le spectacle comme elle a pénétré Ariane Mnouchkine au moment où elle décidait d’emmener toute son équipe en Inde. Elle vient nous interpeler avec force, nous sortir de notre confort, nous confronter à ce que l’on ne veut pas voir, s’emparer de nos proches.

Que peut le théâtre face à cette violence ? Comment peut-il lui faire face ? Comment le théâtre peut-il être indispensable en ces temps troublés ? Quel rôle peut-il encore jouer ? Jouer a-t-il encore un sens à Alep par exemple ? La réponse qu’Ariane Mnouchkine apporte à cette question dans Une Chambre en Inde semble double.

Les incursions de Terrukhutu en apportent peut-être une : le dépaysement. La rupture. La pure fiction. Un spectacle dansé, chanté, parlé, folklorique et populaire, qui met en scène des histoires mythiques de personnages extraordinaires. Cela peut être un baume. L’émerveillement que ces scènes font briller dans nos yeux n’est pas rien. Et ce théâtre codifié n’est pas sans rappeler le théâtre antique : un théâtre chanté, dansé, en plus d’être joué, et dont l’action représente des personnages qui n’ont rien à voir avec la réalité vécue du public.

Mais Ariane Mnouchkine refuse pour autant de faire du théâtre une tour d’ivoire fermée sur lui-même ; elle refuse aussi qu’il cherche vainement à se substituer à la réalité, à chercher à être vérité. D’autant que cela pose aussi la question de la violence qu’on peut infliger au public. Toute l’actualité traverse Une Chambre en Inde, celle qui nous prend aux tripes, et elle enrichit le spectacle, l’ancre dans les questions que nous nous posons tous. Les échecs que l’héroïne multiplie dans ses tentatives de représenter la violence ne cessent de reposer le problème. La seule arme qu’il reste au théâtre pour faire résonner les échos des tragédies contemporaines n’est-il donc pas le rire ?

Une Chambre en Inde : Un univers prodigieusement rabelaisien

La posture qu’adopte Ariane Mnouchkine dans Une Chambre en Inde rappelle en tous points celle de François Rabelais qui prônait le rire comme arme, affirmant que “le rire est le propre de l’homme”. Comme lui, elle mélange le haut et le bas, le trivial et le subtil. L’équilibre qu’elle maintient entre ces deux pôles tout au long du spectacle fait filer le temps à une allure vertigineuse en ravissant, au sens propre presque, le public.

Comme Rabelais, Ariane Mnouchkine moque le fondamentalisme religieux plutôt que de s’insurger contre lui ; la polémique n’en est que plus acérée et l’audace de la dramaturge est bien aussi forte que celle de Rabelais à son époque. Faire monter sur scène le personnage de Charlie Chaplin imitant Adolf Hitler mais affublé d’une barbe dense est particulièrement jouissif, surtout quand c’est pour lui donner le mot de la fin. Une Chambre en Inde ouvre la voie de la catharsis par le rire : le spectacle nous fait revivre la violence sombre qui a agité notre pays en l’affublant d’un ridicule qui soulève le rire, un rire salvateur, un rire puissant, un rire de résistance qui est comme un poing levé contre la barbarie.

Comme François Rabelais, Ariane Mnouchkine part aussi dans un délire linguistique faisant entendre toutes les langues des protagonistes. Et cette pièce où l’on entend parler tant de langues est d’une beauté formidable. On en oublie les sous-titres tant les langues s’imposent à nous au fil du spectacle. Comme Rabelais, Mnouchkine convoque aussi les maîtres à penser. Les siens sont William Shakespeare et Anton Tchekhov qu’elle fait monter sur scène dans deux scènes particulièrement pittoresques.

Comme Rabelais encore, le monde qu’Une Chambre en Inde construit est un univers à part, une somme complète ; on connaît le goût d’Ariane Mnouchkine pour le spectacle total, elle nous en offre un autre bel exemple. Un autre grand exemple. Le Théâtre du Soleil redécoré aux couleurs de l’Inde ; un décor splendide ; une musique magnifique ; une équipe qui dégage une énergie extraordinaire ; une troupe de comédiens au sommet de son art. C’est vraiment une expérience magnifique, superbe, sublime, grandiose que cette Chambre en Inde. C’est un coup de cœur de Bulles de Culture.

En savoir plus :

  • Une Chambre en Inde est joué au Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie de Vincennes du 24 février au 29 avril 2018
  • Durée du spectacle : 3h45
Morgane P.

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