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Critique / “Presque étranger pourtant” (2022) de Thilo Krause

Diplômé d’ingénierie économique à Dresde, où il est né en 1977, Thilo Krause étudie ensuite à Londres, puis Zurich où il habite et est chercheur en économie à l’Ecole polytechnique fédérale depuis 2008. Il est avant tout connu pour ses recueils de poésie, tous primés. Son premier roman Presque étranger pourtant, qui vient de paraître aux éditions Zoe, perpétue la tradition en collectant les récompenses du Prix Robert Walser, et du prix Nicolas Born. Son titre original Elbwärts en allemand, littéralement En direction de l’Elbe, est devenu Presque étranger pourtant dans sa traduction. Les deux titres ont tous deux leur charme qui correspondent à ce que renferme le roman. La critique du livre. 

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

Presque étranger pourtant, retour en RDA

Les superbes paysages de la Suisse saxonne, au sud-est de Dresde, à la frontière avec la Tchéquie, où s’étale l’Elbe au pied de falaises de grès et d’aiguilles acérées, attirent irrésistiblement le narrateur. Sans nom, sans passé, il est de retour dans son pays, la RDA (République démocratique allemande) à l’époque, en un lieu non défini précisément.

Les deux principaux protagonistes Vito et le narrateur ont treize ans, comme Thilo Krause lorsqu’il quitta son pays après la réunification de l’Allemagne. Pour un motif inconnu, accompagné de Christina, sa femme et de la Petite, leur fille, l’homme sans nom revient habiter une maison délabrée, qu’il voudrait rénover dans « la Ville-qui-n’en-est-pas-une », dominée par une forteresse, à proximité de son village natal.

Ne travaillant pas, il partage son temps entre sa fille et surtout dans ses escapades journalières, pieds nus, vêtu d’un pantalon sale et d’un t-shirt élimé. Dans les forêts les rochers offrent de belles escalades aux conquérants ; « Je suis un danseur, je pose les pieds avec délicatesse, je ne crispe pas les mains, je ne fais qu’effleurer le grès.»

Le contact physique de la terre, des arbres, des rochers, lui est indispensable, tout comme la contemplation du ciel. Perché sur son promontoire, il observe les paysages qui s’offrent à lui et qui l’envoutent toujours autant. Son amitié interrompue avec Vito ressurgît, avec les souvenirs les plus tragiques ou les plus fous. Dans son esprit présent et passé s’entrelacent subtilement ; « Tout se met à tournoyer. Tout se brouille. » Il n’a rien oublié de sa jeunesse.

Un narrateur à la recherche des traces de son enfance

Dans Presque étranger pourtant le narrateur veut partager les traces de son enfance avec sa femme et sa fille. C’est une tâche compliquée qui isole et exclut tous ceux qui n’ont pas vécu ces moments passés comme Christina qui se réfugie dans son métier celui « de déplier les gens ».

Son mari s’enferme dans ses souvenirs, vit égoïstement, bien qu’il l’aime. Quelque soit le lieu, il se sent étranger, il continue à vivre dans ses rêves, d’aujourd’hui et d’hier. Il y a des  évènements dont il ne s’est jamais remis et dont il ne parle à personne car il demeure accablé. Son nouvel équilibre familial est mis en péril.

Le lecteur accompagne pas à pas le narrateur, parcourant avec lui les méandres de ses réflexions, de ses doutes et obsessions. Cette intimité est envoutante, dans l’attente de ce qui va se produire. En explorant le passé comme le présent progressivement, par de courts chapitres sauf exceptions, par touches très légères, l’attention demeure en éveil grâce à la tension permanente qui sourd dans ces pages pleines de poésie, de nostalgie, de regrets et de culpabilité.

Notre avis ?

Un roman en quatre mouvements qui produit de l’émotion, tout en subtilité, qui débouche sur une nouvelle amitié avec des étrangers, Jan et Brigitte, des tchèques, et la naissance d’un groupe humain solidaire attiré au delà des frontières durant une crue sauvage de l’Elbe.

Une lecture qui dessine de nombreux tableaux, avec des mots choisis, portée par une traduction d’une grande précision, tout en finesse de Marion Graf. Un livre plein de tendresse estompant ce que fut le régime corseté de la RDA, auquel de jeunes adolescents voulaient échapper même simplement en rêves.

Un endroit qui a bien changé, avec aujourd’hui la présence de camps de néo-nazis, la haine envers les tchèques. Presque étranger pourtant est une excellente fiction où se mêlent certainement quelques bribes d’autofiction habilement distillées. Thilo Krause a réussi un livre attachant, plein de lumière, de couleurs, magnifiant la nature immortalisée par tant de peintres, tel Caspar David Friedrich.

Un voyage dépaysant, une projection dans le passé, peuplés de personnages d’une grande richesse qui ne demandent qu’à être découverts. Une belle réussite d’un néo-romancier empreint de poésie.

En savoir plus :

  • Presque étranger pourtant, Thilo Krause, ZOE, janvier 2022, 208 pages,19,50 euros
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