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Critique / “L’eau rouge” (2022) de Jurica Pavičić

Dernière mise à jour : novembre 8th, 2022 at 02:26 pm

Depuis 2016, date de leur création, les éditions Agullo, ouvertes sur le monde et plus particulièrement sur les pays d’Europe de l’Est et centrale, dénichent régulièrement des auteurs de talent. Un des derniers en date, Jurica Pavičić, critique cinématographique croate, multi primé pour L’eau rouge paru en France en 2021, est désormais disponible au format poche dans la collection Points depuis septembre 2022. La critique et l’avis sur le livre. 

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

L’eau rouge : la disparition de Silva

Auteur de sept romans, Jurica Pavičić mérite que les lecteurs se penchent sur ses deux premiers livres traduits en français, mis en valeur par la traduction d’Olivier Lannuzel, grand connaisseur de Balkans

A partir d’un fait divers, la disparition de Silva, jeune fille de dix sept ans, en septembre 1989, L’eau rouge mêle habilement la décomposition d’un pays qui bascule du communisme dans un capitalisme échevelé, à l’éclatement de familles directement ou indirectement touchées par cet événement.

Durant trente ans, les principaux protagonistes sont scrutés, disséqués, dans leurs sentiments, dans leurs comportements, chacun étant le cœur des chapitres qui s’entrelacent sans aucune chronologie. Silva est un mystère, révélant dès le début de l’enquête une image éloignée de celle adulée par ses parents et son jumeau Mate.

Il semble, qu’au lendemain de la fête des pêcheurs, elle ait volontairement quitté Misto (« village » en dalmate), au sud est de Split, sorti de l’imagination de Jurica Pavičić, correspondant à une réalité vécue par nombre de petites communes côtières si tranquilles et retirées, brutalement assaillies par le déferlement du tourisme de masse et le bétonnage.

Une fuite à l’étranger pour des mobiles inconnus, telle semble être la réalité qu’il faille accepter puisqu’elle a été vue dans un bus quittant Split. Reste à déterminer la destination choisie. Jakov, son père, va sillonner les routes jour et nuit, puis avec le temps de moins en moins, le relai étant pris par Mate. Il ira jusqu’en Espagne, en Suède, entre autres, sillonnera des zones de guerre. Au détriment de sa vie privée, perdu au milieu de mensonges, il continue à satisfaire inlassablement les souhaits de sa mère, Vesna ; chercher sa sœur.

Avec la guerre qui débute en 1991 pour quatre longues années, la police devenue impuissante relaie le dossier de recherche aux oubliettes. Seules quelques vieilles affiches sont encore ballotées par le vent aux fins fonds des terres. Gorki, le policier en charge du dossier, a quitté la police, poussé par obligation, devenu trop gênant en sa qualité de petit-fils d’un des premiers partisans de Tito. Sa trajectoire est celle de nombreuses personnes, évacuées au regard de leurs engagements ou de ceux de leurs ascendants.

brio, concision, efficacité et sensibilité

Devenu prospecteur de terrains pour le compte de sociétés étrangères, il est amené à revenir à Misto tant l’endroit est propice à l’édification de centres de vacances, avec vue imprenable sur la mer. À défaut de réussite totale auprès des particuliers, les terrains militaires de la marine, à l’abandon font l’affaire. Peu importe la destruction de paysages millénaires face aux profits immédiats. L’invasion des hordes de touristes signe la désertification progressive du village qui perd insensiblement son âme. Comme tous les autres protagonistes Gorki a du corps, respire une certaine réalité, devenu désabusé avec le temps, atteint par une touche de cynisme.

Les bisbilles entre habitants, pour l’essentiel sans conséquences, sont courantes. Depuis la disparition de Silva elles sont plus appuyées, délations, et fausses informations circulant. De la guerre, il ne reste que quelques noms inscrits sur des monuments aux morts, et l’émergence de certains héros, meneurs d’hommes, anciens petits voyous et trafiquants, devenus des personnages politiques. L’eau rouge distille avec lenteur ses mystères et ses vérités.

L’analyse psychologique des personnages s’avère tout aussi passionnante que celle de  l’histoire agitée de la Croatie naissante, ou que la résolution de l’énigme constituée par Silva. L’aridité et la beauté sauvage des paysages éclaire les pages de L’eau rouge, parcourues par des caractères trempés, tempétueux, dominées par des mères possessives qui protègent leurs enfants avec vigueur, qu’il soit le dernier petit ami en date ou celui de l’ultime rencontre avec la jeune fille disparue. Chacun doit trouver ses repères face à une affaire sans solution, s’adapter à un monde nouveau où règnent les règles violentes et brutales d’un capitalisme débridé et corrompu.

Jurica Pavičić restitue avec brio, concision, efficacité et sensibilité, trois décennies indélébiles pour les habitants de Misto, entre souffrances, espoirs, rancœurs. La qualité de la traduction rend la lecture fluide, permettant d’apprécier la construction subtile déployée par l’auteur. Un seul conseil ; il faut plonger dans L’eau rouge pour apprécier ce village meurtri par l’Histoire et un fait divers.

En savoir plus :

  • L’eau rouge, Jurica Pavičić, éditions Agullo, mars 2021, 358 pages, 22 euros, Points, septembre 2022, 408 pages, 8,70 euros
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