Dernière mise à jour : juin 15th, 2020 at 01:32 pm
Un après la parution de son recueil poétique Rédemptions ordinaires, Gilles Farcet publie aux éditions maelstrÖm reEvolution un roman, La joie qui avance chancelante le long de la rue. C’est dans l’univers Beat que Gilles Farcet nous invite cette fois-ci. Notre avis.
Synopsis :
En 1988, un jeune journaliste français rencontre à New York tous les représentants encore vivants de la Beat Generation : Allen Ginsberg, Gregory Corso, Gary Snyder et Peter Orlovsky. Parmi ces huiles patentées se trouve un poète vivant dans le sillage des Beat, mais de façon anonyme, n’ayant pas laissé de trace écrite. On l’appelle Hank. C’est sa parole, un exercice de « poésie vivante », que le journaliste saisit dans toute sa grâce éphémère. Le magnétophone du narrateur, un Nagra fourni à l’époque par Radio France, a permis la transcription de ces échanges en notes, miraculeusement retrouvées en 2015 à la faveur d’un déménagement…
La joie qui avance chancelante le long de la rue : The Beat goes on
On croyait tout savoir sur la Beat Generation depuis longtemps, ayant lu quelques-uns de ses œuvres et auteurs les plus connus : Sur la Route de Jack Kerouac, notamment, et la poésie d’Allen Ginsberg. On a pu penser que ces textes appartenaient désormais à la bonne vieille littérature quasi classique, digérée par la glose universitaire des éditions savantes, et prospérant sur la nostalgie des fifties US – photographies de tous ces jeunes hommes beaux en noir et blanc. Eh bien, non. « Allen est tout sauf un suppôt du souvenir », dit Hank dans le livre La joie qui avance chancelante le long de la rue.
En fait, le Beat est un processus vivant, en marche, une réalité, une énergie sur laquelle on se branche, peut-être LA réalité même. Hank évoque le Beat comme cette « pulsation qui te fait te sentir vivant chaque fois que tu te branches sur elle, cette pulsation sourde, insidieuse, cette pulsation qui imprègne tout et te paraît naturelle », « la pulsation qui fond sur toi comme une autoroute sur laquelle on s’enfonce de nuit ».
Mais le Beat n’est pas seulement le nom du rythme, de l’énergie et de l’innocence, c’est aussi la face sombre et défaite de l’existence, l’usure, la fatigue, l’épuisement, la vie « qui nous essore jusqu’à ce qu’on n’ait plus de jus et qu’on se retrouve, pas tout à fait jeune mais pas tout à fait vieux non plus, comme un malheureux clébard effondré devant sa gamelle tandis que le monde passe et n’en a rien à foutre. » C’est ce qui est arrivé à Neal Cassady et à Jack Kerouac – Neal au volant d’un bus de la défonce, Jack prisonnier de l’alcool et d’une mère abusive. La seule façon de se sortir de l’inévitable épuisement qui arrive une fois qu’on a fini de danser et que l’énergie de la jeunesse nous a quittés, c’est de trouver le « deuxième souffle ». « L’autre moteur, le cœur absolu », dit Hank. Car on ne peut plus, une fois qu’on a connu le Beat, revenir au « désespoir peinard » de la condition humaine ordinaire dont Hank dépeint magistralement quelques spécimens dans La joie qui avance chancelante le long de la rue : celui des représentants de commerce qui naviguent entre le crédit de la maison, les maigres loisirs du week-end qui consistent à tondre la pelouse et faire griller des saucisses, les reproches de bobonne et quelques coups tirés la semaine en loucedé à la faveur des circonstances, mais aussi des politiciens, « les industriels de mes deux et autres enfants de putains pleins d’eux-mêmes ».
Le deuxième souffle, c’est la clé. Tout le monde, d’ailleurs, à un moment de sa vie, le cherche pour sentir le Beat à nouveau. Dans l’argent, le pouvoir, le plaisir – tout ce qui peut donner l’illusion un moment d’un surcroît de vie. En vain. Car le troisième sens du mot « Beat », c’est « ce souffle-là » qui « ne peut être que celui de l’esprit ». Ou l’Esprit si l’on préfère, l’Esprit-Saint. Le « Beat béatitude ». Ce troisième-là n’est pas spontané, il demande du travail. La grâce ne suffit pas – le souvenir de Jack et de Neal à la fin de leur existence est là pour en témoigner.
La danse de la réalité
La Joie qui avance chancelante le long de la rue raconte les étapes de cette rencontre entre Hank et le narrateur, selon le point de vue de celui-ci. La première fois, c’est dans la cuisine d’Allen Ginsberg, haut lieu de l’appartement où se croise beaucoup de monde. Le journaliste remarque sa dégaine de clodo et sa « gueule cuite ». Un peu intimidé, il comprend qu’il y a quelque chose d’important, là, à saisir, dans ce personnage étonnant. S’ensuivent alors plusieurs rendez-vous, à l’heure du petit-déjeuner, dans un diner new-yorkais. Le narrateur doit à chaque fois prendre la mesure de la situation : faisant preuve d’humilité, percevant intuitivement comment se positionner pour tirer le meilleur parti de ces échanges, il enregistre cette parole qu’il compare à une « locomotive infernale à laquelle transi d’effroi sacré » il s’accroche. Cette parole qui est poésie pour Allen Ginsberg, qui considère Hank comme un « poète ambulant qui trace sa poésie sur le sable ».
La parole de Hank fait mouche dans La joie qui avance chancelante le long de la rue, car elle est perspicace et imagée, parfois satirique, voire corrosive. Elle gratte nos plaies, dévoile ce qu’on veut cacher. Hank ne parle pas de façon théorique de la condition humaine. Son approche repose sur des exemples tirés de son observation : description clinique, factuelle, crue, triviale, qui arrache les masques des apparences policées et mensongères au fond obscènes de la vie sociale. Elle n’est pas sans rappeler le style de Charles Bukowski, autre représentant de cette sagesse des trottoirs et des bas-fonds.
Chez Hank, les scènes de la vie new-yorkaise ou américaine sont saisies sur le vif comme des instantanés du réel révélant la profondeur pour qui sait voir. Qu’on soit puissant ou misérable ne fait aucune différence. C’est la même pâte humaine : « Chacun s’est réveillé et s’est tant bien que mal mis en ordre de marche, chacun, au sortir du tendre sommeil, s’est endurci pour la lutte. Certains ont craché une bile infâme dans leur lavabo crade, d’autres ont chié avec distinction sur leur trône de porcelaine dans des salles de bain de la taille de mon studio, tous ont enfilé pelures, hardes, frusques ridiculement chères achetées sur la cinquième ou guenilles bouffées aux mites, peu importe, on ne peut aller nu de par les rues, même s’il n’est pas un oripeau moins dérisoire qu’un autre, chacun s’est d’une façon ou d’une autre poudré la gueule, et voilà que tous désormais sont dehors, qu’ils arpentent les rues de la ville sans pitié, ces rues qui se remplissent de minute en minute tandis qu’on prend notre café ».
Un monde hanté par la peur
Dans La joie qui avance chancelante le long de la rue, nul n’est épargné dans cette mise à nu de nos petites comédies, mais Hank réserve un traitement particulièrement mordant au New York de la win, visant plus généralement tous les gens affairés et tendus qui pensent courir après des échéances ou des choses importantes comme la célébrité (« l’ambition de tous les cafards affairés qui grouillent dans cette ville est de grappiller leurs fameuses quinze minutes de célébrité »). Or, ce monde qui se la pète est en réalité hanté par la peur, y compris dans « toutes ces salles où ces gens prennent place autour de longues tables sur lesquelles des esclaves ont soigneusement disposé cafés, verres d’eau, jus de fruits, bagels et je ne sais quoi, toutes ces tables d’entreprises, toutes ces réunions où ils et elles vont manœuvrer, argumenter, faire mine d’écouter, courber l’échine ou se frapper la poitrine en poussant le cri de Tarzan pour bien signifier que c’est eux, le patron de la jungle » : « peur fardée, peur apprêtée, peur travestie, peur déclinée à tous les temps et modes du langage de la peur mais peur malgré tout, peur peur et encore peur, peur abjecte et primale ».
Dans le livre La joie qui avance chancelante le long de la rue, Hank nous invite à renoncer à courir après la « carotte, vide carotte » « la carotte imaginaire et cependant si contraignante », la « suite qui soi-disant promettrait du plaisir, du sens, du repos », puisque « le réel seul a du goût, une odeur, une saveur, que le réel seul est promesse tenue de délices et de satiété ».
Reconnaissons aussi la peur qui nous habite, tous, nous qui nous sommes réveillés ce matin, que ce soit dans un palace ou un logement misérable : « La peur, man, la toute-puissante et omniprésente trouille ». Ce serait le début de la miséricorde : « Comme cette existence serait clémente si on cessait enfin de la ramener, si chacun admettait qu’il a simplement peur. » Parce que le contrôle, croire qu’on gère et qu’on assure, ce n’est qu’une illusion. La vie est comme « un foutu avion qui vole à cinq cents miles à l’heure et à trente mille pieds d’altitude, suspendu entre ciel et terre par moins cinquante degrés ». On peut tenter de penser qu’on est tranquillement assis à boire du whisky sur la moquette, mais « en vérité Dieu seul est aux manettes et décide des turbulences ». Dans ce monde insensé, tout le monde semble avoir perdu le Beat, mais cherche à donner le change en présentant une image favorable. « On fait tous le malin, tant qu’on se porte bien, même si l’esprit est tordu et l’âme passablement pourrie », mais à l’heure de l’épreuve et de la douleur, les masques tombent.
Une compassion à l’égard des faiblesses humaines
Dans La joie qui avance chancelante le long de la rue, Hank ne parle pas pour épater le narrateur qui doute parfois et se demande à qui il a vraiment affaire. Il ne parle pas non plus en homme aigri, satiriste sarcastique dégoûté du genre humain, qui ne verrait plus que ses folies et ses insuffisances. Plutôt comme un « saint clandestin », sauvage, ou l’un de ceux qu’Allen Ginsberg nomme « ces hideux anges humains ». Ginsberg. C’est par lui qu’est rendue possible la relation entre le narrateur et Hank. C’est aussi lui que le narrateur est venu rencontrer initialement à New York(1) et c’est enfin Allen Ginsberg qui a présenté Hank à Chögyam Trungpa Rinpoché, authentique maître du bouddhisme tibétain aux méthodes, disons, hors normes et incarnation de la « folle sagesse ». Allen Ginsberg, infatigable passeur et gardien de la mémoire Beat, poète toujours en activité à la fin des années 80, universitaire, mais aussi chercheur en quête de sens et disciple de ce maître tibétain.
Dans La joie qui avance chancelante le long de la rue, la lucidité et la clairvoyance implacable de Hank sont l’expression de sa compassion à l’égard des faiblesses humaines. Hank dit n’avoir plus peur, lui : « c’est parce que j’ai pigé qu’à la fin, quand on fera les comptes, il n’y aura eu que la vie. » Mais il aura payé le prix fort de la traversée – la perte d’êtres chers, la maladie, la perspective de la mort qui se rapproche – en transformant le plomb en or, les épreuves en « travail » au sens spirituel du terme, s’accordant la possibilité d’affirmer, sans se la raconter : « L’artificiel, c’est toujours l’enfer. Le paradis s’appelle réel et il advient dès qu’on l’étreint. »
Et ce réel, s’il peut prendre la forme des épreuves personnelles, est aussi bien souvent constitué du décor et des activités quotidiennes de simples quidams, tous magnifiés par le regard dénué de jugement de Hank. Instants banals qui n’en sont pas moins ces « moments vifs » dont parle Ginsberg pour évoquer la poésie : « Cette pauvre gamine épuisée qui vient nous proposer un refill de café, cette table un rien graisseuse, cette lumière un peu glauque qui donne à ce boui-boui l’ambiance d’un astronef largué par des savants malades dans l’espace intersidéral avec des cobayes à son bord, nous autres pauvres égarés, ce morceau de rue qu’on aperçoit par la vitre, avec le trottoir sale, les péquins qui se traînent, et ce jour naissant qui ici, dans ce quartier, dans cette ville, a déjà l’air crevé, cette matinée qui n’en peut déjà plus. Le réel, voilà le paradis. Mais étreint, j’insiste, embrassé, avalé tout cru sans faire la grimace ». C’est d’ailleurs le secret du Beat, un « autre foutu nom de l’amour » : « Le ré-el, celui avec lequel tu baises sans capote, sans accessoire à la con, sans chichis ni trucs divers pour bites gouvernées par des cerveaux agités ».
Un joyau poétique Beat
La joie qui avance chancelante le long de la rue nous invite donc à lâcher nos prétentions et à savourer l’instant et le réel. Cette parole poétique, au style parfois cru mais non dénué de lyrisme, saisit la perfection et la beauté de ce réel, qu’il soit à première vue totalement privé de glamour et d’atours, ou bien planqué derrières les oripeaux du luxe et de la réussite. C’est enfin le récit sensible d’une rencontre étonnante et particulièrement féconde, rendue possible grâce à la délicatesse et l’attention dont a fait preuve le narrateur.
Ce joyau poétique est donc une pure merveille d’essence Beat, la trace miraculeusement consignée par écrit et par décret divin de cette poésie fleuve américaine héritière de Walt Whitman dont parle Gilles Farcet, « un verbe en liberté, un poème sauvage lancé sur les trottoirs de la ville où l’on aurait pu de temps en temps l’apercevoir ».
(1) Lire à ce propos Allen Ginsberg, Poète et bodhisattva beat de Gilles Farcet chez Les Éditions du Relié : l’auteur y retranscrit notamment les longues conversations qu’il a eues avec le poète à la fin des années 80. On pourra également écouter sur le site de France Culture le portrait d’Allen Ginsberg par Gilles Farcet.
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- La joie qui avance chancelante le long de la rue, Gilles Farcet, éditions maelstrÖm reEvolution, 2017, 174 pages, 15 €. L’ouvrage est disponible sur le site de vente en ligne de la Librairie Wallonie-Bruxelles