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Douna Loup Boris 1985

Critique / “Boris, 1985” (2023) de Douna Loup

Douna Loup, auteure franco suisse, poursuit une œuvre diversifiée. Après avoir écrit du théâtre jeunesse, des romans, mis en valeur certains artistes peintres ou poètes, elle se lance dans la folle aventure de reconstituer les conditions de la disparition de son grand-oncle, Boris Weisfeiler. Récit intime sur un homme qu’elle n’a jamais rencontré, Boris, 1985, paru aux Éditions Zoé en janvier 2023, est également celui du long périple de l’auteure entre Boston, la traversée épique des Etats-Unis en voiture, une jambe plâtrée, New York, le Chili et la Russie à peine approchée.

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

Boris, 1985 : un hommage à une victime de Pinochet

Une chanson, Vino del mar, entendue en janvier 2018, est le déclencheur de cette quête. Dédiée à « Marta Ugarte, jeune femme militante de gauche, torturée puis jetée à la mer d’un hélicoptère par les soldats de Pinochet en 1976 », ce chant a immédiatement décidé Douna Loup à prendre contact par mail avec Olga, la sœur de Boris, qui fait vivre un site internet depuis plus de trente ans « pour obtenir vérité et justice ». Boris, 1985 met en relief les grandes étapes de cette vie interrompue brutalement à quarante quatre ans. Entre faits réels, suppositions, fantasmes, interrogations, se mêlent témoignages, carnets de Boris, recherches, documents déclassifiés.

Douna y entrelace toutes les péripéties de son expédition, accompagnée de ses deux filles, et de son mari durant un court moment. Pugnace, déterminée, l’auteure apprend à connaître cet homme solitaire, habité par la poésie, les voyages avant tout dans des lieux sauvages. Boris Weisfeiler, né russe, non retenu à la plus grande université de Moscou pour des motifs de quota concernant les juifs, émigrera en 1975 aux Etats-Unis, y sera naturalisé, deviendra un brillant professeur de mathématiques de l’Université de Pennsylvanie. Les conditions de sa disparition et de son décès demeurent troubles, à jamais non élucidées. La dictature du général Pinochet a contribué a tant de morts sans sépulture qu’aujourd’hui encore de trop nombreuses personnes aimeraient connaître les conditions dans lesquelles certains proches, amis, voisins, connaissances sont devenus de véritables fantômes.

Officiellement l’enquête a été clôturée sans suite en 2016, faute de preuves, malgré toute l’énergie et persévérance déployées par Olga. Des hypothèses, des pistes existent néanmoins. Ainsi il aurait pu être exécuté par les personnels l’ayant contrôlé, ou remis aux forces de sécurité chiliennes qui auraient elle mêmes commis l’irréparable, ou confié à la Colonia Dignidad, secte religieuse néonazie située à proximité du dernier lieu connu de Boris, haut lieu de torture à l‘époque à l’abri des regards, très fréquenté par les autorités de répressions chiliennes. Ce ne sont que des supputations, impossibles presque quarante ans après les faits à étayer. Véritable puzzle, le parcours de Boris prend forme petit à petit même si nombre de zones d’ombre demeurent et qui jamais, le temps s’écoulant, ne seront levées. Par ailleurs les témoins présents en 1985 au Chili sont peu enclins à communiquer sur des évènements auxquels ils ont été directement ou indirectement liés comme ceux relatifs à Boris.

Silences, regards, attitudes de témoins ou de leurs descendants, doivent être interprétés avec la plus grande circonspection, entre espoirs mesurés et doutes légitimes. Entre investigations bâclées, falsifications, absence tangible de preuves, l’auteure s’interroge sur le bien fondé de sa quête don quichotesque, sur le sens de son périple à l’égard de cet individu qu’elle n’a pas connu, mais qui constitue cependant un maillon familial essentiel. Seule une pandémie en 2020 met un terme à ses déplacements. « Ce sont des hommes qui ont fait disparaître Boris et ces hommes sont peut-être encore en vie aujourd’hui. Ils vivent avec cette mémoire en eux. Et ils ne parlent pas. Et nous, nous devons apprendre à vivre en paix avec la blessure, le silence. »

Notre avis ?

Un récit personnel, une quête profonde de l’autrice agrémentent ce voyage au plus près du terrain. L’écriture est limpide, collant à la réalité, entre doutes et espoirs. La tonicité et la pugnacité de l’auteure affleurent à chaque page. De temps à autre une poésie en prose comme pour mieux se livrer, mieux répondre à l’intérêt de Boris pour les poèmes. Pour mieux l’approcher, au « Je » de l’enquêtrice répond le « Tu » régulièrement adressé à cet inconnu qui la tourmente tant. Boris, 1985 est un bel hommage à cet homme insaisissable, une des nombreuses victimes du régime assassin de Pinochet. Douna Loup a pu rencontrer et échanger à distance avec ceux qui l’ont connu donnant naissance à un opus rempli de sensibilité, d’amour, où Boris Weisfeiler, attachant, apparaît dans toute sa grandeur enveloppé de mystères.

En savoir plus :

  • Boris, 1985, Douna Loup, Zoé, 160 pages, janvier 2023, 17 euros
Antoine Corte

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