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Sonia Devillers et Lionel Duroy : deux regards sur la déportation en Roumanie

Avec Mes pas dans leurs ombres, Lionel Duroy, chez Mialet Barrault en aout 2023, suit les traces d’Aharon Appelfeld et d’Edgar Hilsenrath, survivants et témoins de la déportation en Roumanie. Son livre entre en résonnance avec le récit de Sonia Devillers, Les exportés chez J’ai lu en aout 2023, qui relate le parcours de ses grands parents, avant et durant la guerre à Bucarest puis sous le joug communiste, qui firent l’objet d’un troc avec leurs filles, sous couvert de leur judéité, leur ouvrant les portes de l’Occident. 

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

Écrivains témoins de l’Holocauste : Edgar Hilsenrath et Aharon Appelfeld

En mars 2018 chez Julliard, Lionel Duroy présentait Eugenia et le destin du dramaturge et  écrivain roumain Mihail Sebastian, utilisant avec à propos des extraits de son Journal, dans un pays gangrené par un antisémitisme profond dès les années 1920.

Dans Mes pas dans leurs ombres se glisse une jeune femme journaliste, Adèle Codreanu née en France de parents roumains. Elle n’a jamais interrogé ses parents, elle déteste leur pays, mais envoyée en reportage sur ces terres, un véritable choc la submerge. De rencontre en rencontre, poussée dans la lecture de deux immenses écrivains, elle revient pour un second voyage, allant de ville en ville, de lieux en lieux.

Mes pas dans leurs ombres, celles de jeunes victimes qui témoignèrent après guerre sur les barbaries vécues dans des écrits de grande qualité, parmi  les grands livres sur l’Holocauste. Ainsi Edgar Hilsenrath, né en Allemagne, pour ses douze ans fuit en Bucovine en 1938, avec sa mère et son jeune frère, puis est déporté trois années plus tard dans le ghetto roumain de Mogilev-Podolsk (aujourd’hui en Ukraine). Aharon Appelfeld, né en Bucovine et germanophone, connaît dès ses neuf ans en 1941 un camp en Transnistrie.

La partie historique, entre extraits de livres, villes martyres traversées, Roumanie d’après guerre, est passionnante. Les sombres heures, avec les pogroms de Bucarest, Iași (Jassy ou Iassy en français) et tant d’autres, sont restituées avec force, honnêteté, sobriété.

Dans le déni sous la période communiste, et même aujourd’hui encore, la population a tout effacé, préférant l’Histoire réécrite selon laquelle tout roumain a lutté contre le fascisme sans aucune mauvaise action à l’égard de la population juive. Pour la partie relative à la vie privée d’Adèle, c’est moins convaincant. Ses états d’âmes, ses frasques sexuelles, son mari, son amant, ne passionnent pas particulièrement, voire pas du tout.

Sonia Devillers : L’émouvante histoire de ses grands-parents 

Les exportés de Sonia Devillers, voix bien connue sur France Inter, est un récit pudique sur ses grands-parents maternels, Harry Greenberg et Gabriela Sanielevici, devenus Deleanu, véritables personnages de roman. À Paris, son aïeule, « si elle disait beaucoup, elle racontait peu. À sa manière, ma grand-mère façonnait l’opacité de leur passé. » Restituant, durant un petit tiers de son livre, les années 1920 à 1945 en Roumanie, Sonia Devillers déroule les heures heureuses que vécurent un instant la jeunesse dorée, supplantées par les années sombres avec Ion Antonescu, Cornliu Codreanu et sa Garde fer.

Comme dans Eugenia, sont glissées quelques lignes de Mihail Sebastian qui relatent la Roumanie de l’époque, la peur constante de la population juive, les pogroms et autres atrocités. La fin du livre dévoile des évènements peu connus, voire totalement inconnus, apparus depuis la chute de Ceaușescu. Après avoir déporté en masse la population juive durant la guerre, quand le rideau de fer cadenassa la population roumaine durant plus de quarante ans les communistes se débarrassèrent à leur tour des juifs survivants aisés, les exportant contre des matières premières lors de tractations avec des intermédiaires rémunérés sous l’égide des services secrets proches du pouvoir.

Les principaux intéressés ne s’étant jamais ou très rarement exprimés sur le sujet, pas plus que sur celui de leur existence sous le joug communiste, nombre d’interrogations demeurent malgré des recherches et une enquête minutieuses. Chassés de leur pays contre veaux, vaches, moutons, porcs, usines, matériels agricoles, ou simplement de l’argent, ils débarquèrent de ci, de là, dans les pays qui avaient accepté ce troc, « considéré par Ceaușescu comme sa première source de devises. »

Mes pas dans leurs ombres, Les exportés, deux livres, très différents dans leur traitement, dans leurs motivations, qui se répondent, se complètent. La réécriture de l’Histoire a gommé l’existence de l’antisémitisme auprès d’une population devenue amnésique tant sur les massacres commis durant la guerre que sur les échanges marchands de survivants juifs contre des produits de première nécessité. Un roman et un récit, bien documentés, appuyés par de nombreuses lectures, de multiples déplacements, qui apprennent beaucoup et qui se révèlent salutaires. Deux tons qui aident à mieux connaître certaines réalités cachées.

En savoir plus :

  • Mes pas dans leurs ombres, Lionel Duroy, Mialet Barrault, aout 2023, 256 pages, 20 euros
  • Eugenia, Lionel Duroy, Julliard, mars 2018, 487 pages, 21 euros, J’ai lu, aout 2019, 544 pages, 9 euros
  • Histoire d’une vie, Aharon Appelfeld, Editions de l’olivier, aout 2014, 240 pages, 19,80 euros, Points, janvier 2019, 216 pages, 7,10 euros
  • Nuit, Edgar Hilsenrath, Le Tripode, janvier 2015, 560 pages, 25 euros, Le Tripode (collection Météores), mars 2014, 600 pages, 13,90 euros
  • Les exportés, Sonia Devillers, Flammarion, aout 2022, 288 pages, 19 euros, J’ai lu, aout 2023, 7,60 euros
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