Dernière mise à jour : mars 8th, 2021 at 12:23 am
Bulles de Culture a assisté pour vous au diptyque de Simon Abkarian présenté au Théâtre du Soleil, Le Dernier Jour du jeûne suivi de L’Envol des cigognes, un diptyque à la fois envoûtant et saisissant. Nos avis et critiques théâtre.
Synopsis :
C’est au cœur d’une famille libanaise que Simon Abkarian nous entraîne avec Le Dernier Jour du jeûne et L’Envol des cigognes.
Au centre de cette famille, la mère Nouritsa (Ariane Ascaride) et son époux Théos (Simon Abkarian), les deux filles Zéla (Océane Mozas) et Astrig (Chloé Réjon) radicalement différentes qui vont épouser deux hommes aux antipodes, Xénos (Igor Skreblin) et Aris (Assaâd Bouab), et enfin, le fils unique Elias (Pauline Caupenne).
Autour d’eux gravitent encore la sœur de Nouritsa, celle qui a refusé le joug du mariage, celle qui joue à la fois de folie et de clairvoyance, Sandra (Catherine Shaub-Abkarian), et la veuve colporteuse des rumeurs, la détonante Vava (Marie Fabre).
Le Dernier Jour du jeûne et L’Envol des cigognes : de l’amour à la guerre
Les deux pièces de l’auteur, metteur en scène et acteur Simon Abkarian forment un duo étrange autour des deux thèmes millénaires que sont l’amour et la guerre. Pouvant être vues séparément et indépendamment, Le Dernier Jour du jeûne et L’Envol des cigognes diffèrent radicalement dans leur tonalité.
Le Dernier Jour du jeûne s’articule autour de l’amour, celui qui va toucher les deux filles de la maison, celui que portait Vava à l’homme qui l’a abandonné, celui que portait le boucher (David Ayala) à sa défunte épouse et qui étouffe sa jeune fille murée dans le silence (Délia Espinat-Dief), celui qui unit la famille et la divise en même temps.
Tout en questionnant la coutume qui enserre encore le quotidien de cette société méditerranéenne, Le Dernier Jour du jeûne aborde l’amour sous tous ses aspects, que ce soit spirituel, charnel, sentimental, mais aussi dans ses dérives les plus dramatiques.
L’Envol des cigognes voit revenir les mêmes personnages, quelques années plus tard, au moment où éclate la guerre du Liban. Le fonctionnement de la maisonnée est alors dicté par les opérations militaires, les crimes perpétrés, et les retranchements de chacun-e.
Des deux filles, l’une se bat aux côtés de son père, l’autre soigne. Les deux gendres ont rejoint le combat, au même titre que le fils (incarné cette fois-ci par Victor Fradet), amoureux de Dinah (Pauline Caupenne), qui appartient bien sûr au camp ennemi. Au cœur de cette agitation de guerre, la mère, seule, tente de rassembler tant bien que mal les morceaux d’une famille que la guerre abîme.
Les deux pièces du diptyque empruntent donc des thématiques très différentes, même si elles mettent en scène les mêmes personnages. La mise en scène permet cependant de créer un fil rouge : c’est un jeu incessant d’assemblage et de ré-assemblage de cubes formant une pièce ou une maison qui se déploie sous nos yeux. Cette chorégraphie dynamique finit, sciemment d’ailleurs, par donner le tournis….
Une écriture subtilement classique
Ce qui frappe très vite à l’oreille dans Le Dernier Jour du jeûne, c’est la dimension extrêmement littéraire du texte qui nous est donné à entendre et à voir. Sans jamais tomber dans le ridicule ou le précieux, la langue de Simon Abkarian déploie de jolies ailes où les images affluent, miroitent, sans dénuer le texte d’un sens aussi puissant que subtil.
Simon Abkarian redonne aussi ses lettres d’or au monologue qui occupe une place importante et vient offrir aux différents personnages – notamment féminins – un beau relief, une vraie texture. Les héroïnes du Dernier Jour du jeûne et de L’Envol des cigognes trouvent ainsi la stature d’une Antigone, d’une Phèdre ou d’une Andromaque.
Les références jouent d’ailleurs également avec le classique : le père est Theos, le dieu de sa maisonnée, et la mère Nouritsa, une déesse-mère. Leur fils, autre centre de la maisonnée, est soleil (Elias). Une place est laissée à ces fous possédés d’une vérité fulgurante, tels qu’on peut les trouver chez Shakespeare ; oracles et présages trouvent donc aussi un rôle à jouer.
Si les héroïnes du Dernier Jour du jeûne et de L’Envol des cigognes ont de belles partitions à jouer, elles sont aussi toutes victimes d’un enfermement, qu’il soit physique ou psychologique, dans le livret que des siècles de domination masculines ont écrit pour elles. Qu’elles s’y soumettent ou le défient, qu’elles s’inscrivent à ses marges ou en son c(h)oeur, le message que leur fait porter Simon Abkarian est fort, touchant.
Rares sont les pièces capables de porter un tel message féministe sans contestation réelle de l’ordre établi et observé.
Un spectacle d’une force exceptionnelle
Le diptyque que livre Simon Abkarian avec Le Dernier Jour du jeûne et L’Envol des cigognes est d’une richesse peu banale. Les personnages qu’il imagine et met en scène sont denses et beaux, tout en restant terriblement humains. L’interprétation de toute l’équipe de comédien-ne-s est magistrale et sans fausse note.
Ariane Ascaride est par exemple éblouissante dans les deux volets du diptyque, tout comme Chloé Rejon qui donne à la volcanique Astrig une fougue palpable. Délia Espinat-Dief est tout aussi bouleversante quand elle incarne la muette et douloureuse Sophia que quand elle donne ses traits à Orna, celle que ceux d’en face ont faite prisonnière et violée sans pitié.
Simon Abkarian excelle encore à montrer comment cette violence latente et masculine de la coutume devient pernicieuse et meurtrière quand la guerre éclate et écorche plus ou moins vivement tous ceux qu’elle touche. Cette violence prend réellement corps sur scène, sans édulcorant, sans atténuation. Brute, brutale, elle vient questionner ce qu’est le cœur de l’Homme, et montre les retranchements, les plaies, les monstruosités qui habitent chacun-e et peuvent faire franchir en quelques instants la ligne blanche – mais est-elle blanche ? – qui sépare l’héroïsme de la bestialité.
Que l’on préfère les voir en intégral ou de façon séparée, Le Dernier Jour du jeûne et L’Envol des cigognes sont en tout à cas à ne rater sous aucun prétexte. Avec ce spectacle engagé, tout autant actuel qu’universel, Simon Abkarian fait la démonstration d’une œuvre audacieuse et talentueuse, osée et essentielle.
En savoir plus :
- Le Dernier Jour du jeûne et L’Envol des cigognes au Théâtre du Soleil (Paris, France) du 5 septembre au 14 octobre 2018