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Désorientale

[CRITIQUE] “Désorientale” (2016) de Négar Djavadi

Dernière mise à jour : avril 11th, 2019 at 03:55 pm

Désorientale est le premier roman de Négar Djavadi, réalisatrice et scénariste française originaire d’Iran. Ses parents, opposants politiques au régime du Shah puis à celui de Khomeiny, ont quitté leur pays au début des années 80. Désorientale, fiction en partie inspirée de l’histoire de l’auteur, est à la fois un récit de l’exil et une patiente exploration des liens familiaux et de leur enracinement culturel et géographique. Le livre est sélectionné pour recevoir le Prix des lecteurs au Salon du Roman Historique de Levallois 2017, dont Bulles de Culture est partenaire. Notre avis et critique sur le livre.  

 

Synopsis :

La narratrice de Désorientale, Kimiâ, se trouve dans une salle d’attente de l’aile est de hôpital Cochin, destinée à la procréation médicalement assistée. Tandis qu’elle patiente en tenant dans les mains le tube rempli du sperme décongelé et lavé de Pierre, le père de son futur enfant, elle nous raconte l’histoire de sa famille, les Sadr. Elle commence avec l’arrière-grand-père paternel, grand seigneur féodal vivant dans la région de Mazandaran, en Iran, pour se terminer avec l’annonce de sa propre grossesse : un siècle de bouleversements familiaux, politiques et historiques sur quatre générations.

Un tableau de la société iranienne

d’avant la Révolution de 1979

 

Désorientale

 

L’histoire de Kimiâ s’enracine dans la région de Mazandaran, province montagneuse du Nord de l’Iran ; là-bas vivait l’arrière-grand-père dont les nombreuses épouses se disputaient les faveurs. C’est dans les dédales de l’andarouni, lieu exclusivement réservé aux femmes, que naquit Nour, l’enfant qui avait enfin les mêmes yeux que les siens, bleus comme la mer Caspienne. Nour, la grand-mère, aura à son tour des enfants, que la narratrice identifie par leur numéro (oncle numéro 1, oncle numéro 2, etc.). Le père de Kimiâ, Darius, est lui aussi doté de ces incroyables yeux bleus.

Darius est, comme l’Albertine de Proust, un être de fuite, qui s’éloigne du giron familial pour aller vivre en Occident. À Paris, il obtient un doctorat de philosophie. Après son retour en Iran, il se marie à Sara, fille d’Arméniens qui ont fui les persécutions turques, et fonde une famille. Il mène également une vie d’intellectuel protestataire, dénonce l’inégalité de la société et la répression sous le régime du Shah. La Révolution de 1979 à laquelle il participe fait naître des espoirs qui sont très vites déçus. L’étau se resserre : de plus en plus menacé par le nouveau pouvoir des mollahs, il doit quitter l’Iran. Sa famille, sa femme et ses trois filles, dont Kimiâ, le rejoignent quelque temps plus tard, après un périple pour le moins aventureux…

Sur quelques générations, les transformations de la famille Sadr épousent les profonds remaniements politiques et sociaux provoqués par les luttes d’influence des puissances occidentales pour mettre la main sur les ressources pétrolières. Après la fin du système féodal, la bourgeoise iranienne adopte en partie un mode de vie occidental qui lui donne accès à toute la culture impérialiste américaine : les séries des années 70 comme Columbo ou La petite maison dans la prairie, les films (ah, la fameuse série des Coccinelles…), le Coca-Cola et le KFC… Une image bien éloignée des représentations convenues de l’Iran, souvent associé au fondamentalisme religieux.

Désorientale : Un récit de l’exil

 

Negar djavadi
© Philippe MATSAS / Opale / Leemage / Editions Liana Levi –

 

La première partie de Désorientale, roman partiellement autobiographique, est traité avec verve et humour, avec ses personnages hauts en couleur, son folklore oriental, l’importance de la vie sociale et familiale, sans doute pesante, mais aussi rassurante. Les femmes, depuis la grand-mère qui hérite d’une forme de sagesse ancestrale, à la mère, toutes semblent donner au monde une cohésion, un cadre rassurant : elles sont le “ciment de la famille”, gardiennes des maisons et des traditions.

La gravité fait irruption dans la seconde partie du récit, celle de l’exil et de l’arrivée en France. Le départ de la mère et de ses filles devient très vite une odyssée périlleuse : commençant par ce qui pourrait être un voyage d’agrément en voiture (bien qu’elles soient suivies…), cette fuite se poursuit par une éprouvante traversée des montagnes kurdes à cheval, dans la neige, jusqu’aux rives du Bosphore où il faut patienter encore plusieurs jours avant d’obtenir l’autorisation de quitter le territoire pour rejoindre la France.

« Tout homme a deux patries : la sienne et la France », disait Jefferson. Pourtant, c’est dans un pays froid, gris et inhospitalier que la famille se retrouve. Loin de « l’odeur enivrante des jasmins en fleurs », les Sadr emménagent dans un petit appartement du 13e arrondissement. Kimiâ découvre alors une réalité bien différente de l’image idéalisée que la famille avait de la France  : « Toutes ces belles citations, tous ces beaux personnages, les Hugo, Voltaire, Rousseau, Sartre, autour desquels avaient gravité nos existences, n’étaient qu’une fiction moyen-orientale, une fable naïve pour des individus à l’esprit romantique comme Sara. Nous n’avions ni allié, ni ami, ni refuge. Nous n’avions de place nulle part, telle était la vérité. » Paris, cette ville où « l’autre dérange et empêche », où personne ne se parle, est très éloignée des mœurs orientales où « se mêler de la vie des autres » est « aussi naturel que la respiration ».

Est-ce le regret, la nostalgie, cette langueur causée par l’éloignement du pays natal, la nécessité de vivre comme si les êtres et les choses là-bas, en Iran, étaient morts, ou l’angoisse de se savoir encore menacés jusqu’en France, qui obscurcit définitivement la vie des parents, Sara et Darius ? En tout cas, l’ambiance familiale se rapproche « d’un film d’Ingmar Bergman » et ce qui devait être une terre promise ressemble davantage à une impasse. Quant aux filles, souffrant de ce qu’on appelle un « stress post-traumatique », elles finissent par s’adapter, malgré les préjugés des professeurs et élèves qui s’étonnent de voir des jeunes filles venant d’un pays considéré comme moyenâgeux et fanatique manger du porc et ne pas porter de voile.

 

Deviens ce que tu es

 

Se sentant différente de ses sœurs à la féminité affirmée, Kimiâ s’éloigne peu à peu des siens. C’est les années 80. Elle découvre Les Enfants du rock, les punks à chiens, les marginaux du Forum des Halles et les squats, l’alcool, la drogue, les bars et les boîtes de nuit. Et puis, elle rencontre Marteen dans un bar à Amsterdam où elle travaille comme serveuse. C’est grâce à lui qu’elle trouve sa voie dans l’univers de la musique et fait la rencontre d’Anna, la femme qui partagera sa vie plus tard.

Kimiâ a toujours voulu ressembler à un garçon. Enfant, elle se voyait, adulte, fumer sur le balcon torse nu, et ne pas avoir à s’épiler comme ses sœurs. « Lesbienne », c’est le mot que lui glisse sa sœur en français, un jour, dans l’oreille. « Traînée », lui dit un soir sa mère qui ne comprend pas sa fille adolescente. Or, ce chemin que Kimiâ accomplit pour s’accepter telle qu’elle est va s’accompagner parallèlement d’une reconnaissance des femmes de la lignée, à travers cette légende que relate la mère de Sara, restée à Téhéran, lorsqu’elle écrit à sa fille : « Kimiâ est un garçon, le garçon qu’elle aurait dû être si Nour n’avait pas rendu son dernier souffle alors qu’elle cherchait le sien. »

La naissance à venir de l’enfant que Kimiâ a toujours désiré l’inscrit dans la longue chaîne des femmes de la famille qui ont enfanté, et cette perspective rapproche Kimiâ de ses sœurs. Alors qu’elles sont réunies un soir dans la cuisine autour d’un plat traditionnel, le ghaymey, une spécialité de Qazvin, l’une d’elles évoque la maternité de Jodie Foster, avant de lancer, spontanément : « Si Dieu avait voulu que les lesbiennes ne deviennent pas mères, Il les aurait faites sans utérus ! »

« On a la vie de ses risques, mes chatons. Si on ne prend pas de risque, on subit, et si on subit, on meurt, ne serait-ce que d’ennui », avait pour coutume de dire Emma, la grand-mère. La narratrice nous invite ainsi à prendre le risque de l’altérité, de la rencontre avec l’Autre, même si vivre avec ceux qui nous ressemblent est « aussi rassurant que se promener dans une forêt de pins ou écouter les Variations Goldberg de Bach. Plus besoin de se préoccuper des autres, de se méfier d’eux, de s’interroger sur leur existence. Certes, cela n’engendrait pas blues et la samba, mais on ne pouvait pas tout avoir. »

Désorientale est le récit passionnant d’une longue quête de soi à travers les chemins douloureux de l’exil et de l’intégration. Dans cette peinture pittoresque de l’Orient, du monde des femmes et des hommes iraniens, le drame et la tragédie n’excluent pas la tendresse ni l’humour. Une lecture profondément rafraîchissante et revigorante !

 

En savoir plus :

  • Désorientale, Négar Djavadi, Liana Levi, août 2016, 352 pages, 22 €
  • Désorientale est en lice pour le Prix des lecteurs  dans le cadre du Salon du Roman Historique de Levallois 2017
Marie-Laure Surel

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