Dernière mise à jour : avril 5th, 2020 at 02:49 pm
Le célèbre rappeur Kery James présente À Vif, une pièce qu’il a écrite, dans une mise en scène de Jean-Pierre Baro : un texte sidérant et fascinant qui pousse le spectateur à s’interroger. C’est un coup de cœur pour Bulles de Culture. Notre critique et avis théâtre.
Synopsis :
Deux avocats s’affrontent lors de la finale de la Petite Conférence, concours d’éloquence prestigieux de l’école du Barreau de Paris. D’un côté, un « black » sorti des banlieues (Kery James), et de l’autre le représentant de la classe aisée des beaux quartiers parisiens (Yannik Landrein). La question qui leur est posée : l’État est-il le seul responsable de la situation des banlieues ? Les deux thèses s’affrontent dans une joute oratoire aussi brillante que captivante.
Deux thèses À Vif pour une seule vérité ?
À Vif, c’est une question grave avec un représentant pour chaque thèse, voilà ce que nous propose la pièce écrite par Kery James. Cet affrontement est bien mis en valeur par les choix de mise en scène : deux pupitres, deux bureaux qui se font face. Un décor dont la sobriété n’a pu qu’être mise en valeur par l’écrin que formait la salle à l’italienne du Théâtre de Lons-le-Saunier où se sont jouées les deux premières.
De chaque côté, un candidat, et pour tordre le cou à la facilité et aux bons sentiments compassionnels, ce sera notre « black » (Kery James) qui incarnera l’affirmation selon laquelle les citoyens sont eux-mêmes responsables de leur destin, et son acolyte des beaux quartiers (Yannik Landrein) qui soutiendra que l’État n’a pas joué le rôle qui aurait dû être le sien dans nos banlieues, voire même qu’il a tout fait pour en augmenter la précarité sociale.
À ceux qui craindraient un débat tissé d’arguments ennuyeux, une farandole de clichés, une guirlande de faits faciles à manipuler, d’exemples démagogiques offerts par l’actualité et si facilement mis en exergue par les médias, il n’en est rien, absolument rien. Le spectateur se prend très vite au jeu des deux thèses qui s’affrontent, au point de se laisser convaincre alternativement par l’une et l’autre et de se retrouver partie prenante de la délibération qui se construit sous ses yeux.
À Vif est tellement brillant, tellement percutant, tellement fascinant – et tant d’autres adjectifs en « -ant » – que l’on se retrouve littéralement déchiré entre les deux démonstrations. Bien sûr, notre âme de spectateur, habituée à la compassion à laquelle nous invitent sans cesse les médias, a très envie de soutenir corps et âme la thèse la plus « évidente » à nos yeux, celle selon laquelle l’État est responsable de la crise des banlieues. Il en serait presque agaçant d’arrogance ce gosse des cités qui vient presque nous convaincre que nous avons tort tant son argumentation est juste et tape fort.
C’est bien là le coup de force du texte de Kery James : il défend réellement les deux affirmations, règle leur sort aux facilités même quand elles sont étayées de chiffres. Le plus marquant : en 2012, l’académie de Paris a gagné 1000 élèves et obtenu 20 créations de postes ; l’académie de Créteil a gagné presque 4000 élèves et perdu plus de 400 postes. Bien sûr que les chiffres sont édifiants, mais la pièce nous montre qu’ils ne doivent pas masquer une réalité beaucoup plus complexe.
Nerfs À Vif d’incompréhension
Si la lutte oratoire est passionnée et passionnante, c’est qu’À Vif nous donne à voir deux France qui n’ont pas l’habitude de se rencontrer. Chacun des personnages le sent bien et tente par conséquent d’échapper aux clichés qui sont associés à son milieu respectif : la cuillère en argent contre l’adversité, la vie aisée contre la précarité, les facilités contre les barrières, l’évidence contre le plafond de verre. Et cependant, ces milieux ont fait d’eux deux individus radicalement différents, appartenant à des sphères qui ne se côtoient effectivement pas. Et dont évidemment les préjugés réciproques sont tenaces.
Il est donc un moment où le masque de l’orateur se fissure de part et d’autre pour donner à voir quelques instants des réalités qui sont aux antipodes : d’un côté, un petit frère déchiré entre deux modèles radicalement opposés, celui d’un frère qui s’est battu pour réussir et celui d’un frère qui a choisi le deal ; de l’autre, celui d’un un jeune homme de bonne famille qui ne côtoie la drogue que quand elle circule dans les soirées branchées et bien arrosées qu’il a l’habitude de fréquenter.
C’est dans cette fissure que s’engouffre la violence latente du débat, celle qui tient de l’écart entre ces individus qui ne se comprennent pas, celle qui tient de l’écart entre ces deux France qui ne partagent presque rien. Une violence sourde. Une violence lourde. Celle que retranscrivent les quelques images projetées en fond. Celle qui donne sa tension à la pièce. Celle de cette flamme qui jaillit d’un seul coup devant nos yeux dans une belle trouvaille de mise en scène.
Kery James s’empare de cette tension avec brio, lui donne un corps magnifique, un corps émouvant. L’émotion prend le spectateur par surprise et l’envahit en même temps qu’elle le dérange. Jean-Pierre Baro, quant à lui, s’empare de cette boue urbaine et en fait de l’or.
La présence charismatique de Kery James et le jeu incroyablement juste de Yannik Landrein sont d’une efficacité renversante. Ils nous emmènent et nous bouleversent. Ils nous dérangent et nous convainquent. Ils sont la force vivante, la force vive, la force vibrante de cette pièce dont l’écriture est puissante et la mise en scène épatante – et tout un tas d’autres adjectifs mélioratifs, vous l’aurez compris.
L’élocution est parfaite et donne bien sa dimension oratoire à la pièce, tout en laissant place à la fragilité des sentiments quand il le faut. Prose et vers résonnent dans l’espace avec un son puissant au point de se figer dans les esprits.
Individus À Vif dans une société qui perd le sens du collectif
Nos deux personnages sont le groupe qu’ils illustrent, le milieu qu’ils incarnent, mais aussi des individus comme nous le sommes tous. C’est ce que vient nous rappeler Kery James. C’est en tant qu’individu qu’À Vif nous interpelle. Sommes-nous ou ne sommes-nous pas les représentants que nous élisons ? Qu’attendons-nous de l’État en tant qu’individu ? En tant que membre d’un groupe ? En tant que maillon de la chaîne ? Voulons-nous être assistés ou nous sentir libres de notre propre destin ? Et finalement, qu’appelons-nous État ? L’État est-il ceux qui nous représentent ou nous tous en tant que peuple gouvernant ?
Le portrait que Kery James dresse des banlieues évite à la fois les clichés et le misérabilisme. Oui, l’État a sa part de responsabilité dans la précarisation des banlieues. Mais il faut voir aussi les réussites individuelles qui en émergent. Il faut voir aussi que chaque individu fait à un moment donné un choix : celui de la difficulté, de l’effort, ou bien celui de l’argent facile et immédiat, de la violence, d’une revanche teintée de mépris à l’égard de l’État qui l’a laissé livré à lui-même.
À travers la pièce, c’est aussi la France entière que nous interrogeons : pourquoi la misère des banlieues fait-elle éclater la violence quand celle des campagnes reste la plupart du temps silencieuse et oubliée ? Qu’est-ce qui dans la société corrompt l’individu ? La volonté d’un succès immédiat et sans effort devient reine. Le sens du collectif bat en retraite et ne fait plus recette.
À Vif réveille en nous le citoyen, ranime nos consciences, réchauffe nos convictions. À Vif vient nous rappeler que nous sommes membres de la Cité, qu’en tant que tel nous n’avons pas uniquement des droits, mais aussi des devoirs.
À Vif vient nous persuader que pour que les banlieues ne soient plus incessamment sacrifiées sur l’autel de la République, chacun peut agir à son niveau, qu’il faut un ensemble de petits gestes pour faire naître les grands changements, un ensemble de petites pierres additionnées pour faire naître une belle cathédrale : l’architecte, le sculpteur, le maçon, le chef de chantier, l’ouvrier qualifié œuvrent chacun à leur niveau, mais il faut bien leurs actions conjuguées pour mener le projet à bien.
Une ovation À Vif et triomphale
Il faut souhaiter à la pièce que les applaudissements chaleureux et le triomphe remporté lors de ses deux premières à Lons-le-Saunier soient les heureux présages de succès multipliés au gré des pérégrinations à venir. À Vif mérite de circuler dans les banlieues, les campagnes, les villes, les établissements scolaires, les prisons, les petites salles et les grandes salles. À Vif est un pari osé et réussi qui a l’audace de nous secouer un bon coup en ces périodes de campagne politique et de démarches politiciennes.
L’ultime texte – une lettre à la République – résonne d’une puissance difficile à égaler. Elle dit la colère et la lutte, elle dit le passé et l’avenir, elle dit le citoyen et le groupe, elle dit une vérité aux allures de miroir brisé. La voix de Kery James résonnera longtemps dans les têtes, circulera longtemps dans les esprits, et nous espérons qu’il pourra éveiller autant de consciences qu’on lui souhaite de spectateurs.
À Vif de et avec Kery James est une pièce de théâtre coup de cœur de Bulles de Culture.
En savoir plus :
- Durée de la pièce : 1h15
- À Vif au Théâtre du Rond-Point du 12 septembre au 1er octobre 2017, du mardi au dimanche à 18h30 (Relâche le 17 septembre). Théâtre du Rond Point, 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt 75008 Paris. Réservations au 01 44 95 98 21 ou sur le site internet
- À Vif a été jouée les 5 et 6 janvier au Théâtre de Lons-le-Saunier dans le cadre des Scènes du Jura
- À Vif a été joué au Théâtre du Rond-Point du mardi 10 janvier au dimanche 22 janvier 2017, du mardi au samedi à 18h30.
- À Vif a été joué à Caluire (Radiant, 69) le 4 février 2017, à Portes-les-Valence (Train Théâtre, 26) les 9 et 10 février 2017, au Théâtre de Bourg-en-Bresse (01) le 21 mars 2017, au Pôle Culturel d’Alfortville (94) le 24 mars 2017, à Orly (CC Aragon, 94) le 31 mars 2017, au théâtre d’Épinal (88) le 4 avril, à Vernouillet (Atelier à Spectacle, 28) le 2 mai 2017, à Chateaubriant (Théâtre de Verre, 44) le 4 mai 2017, à Saint- Ouen (espace 1789, 93) le 16 mai 2017 et à Nanterre (Maison de la Musique, 92) les 17 et 18 mai 2017
- Des extraits de la pièce sont visibles sur la page facebook de Kery James