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La fille de l'ennemi du peuple critique livre avis

Critique / “La fille de l’ennemi du peuple” (2023) de Lélia Dimitriu

Devenir romancière à 83 ans n’est pas banal. Le déclencheur chez Lélia Dimitriu a été « le 24 février 2022, le jour où l’armée russe a envahi l’Ukraine. La colère et le dégout.»  Née en 1939 en Roumanie, elle connut le joug communiste jusqu’en 1967, année de son départ à Paris. Sa rage de témoigner sur son pays natal, dans un récit romancé, éclate avec force et vigueur dans La fille de l’ennemi du peuple paru en octobre 2023 chez Grasset.

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

À travers une saga familiale, celle des Cristu, le lecteur suit à travers les yeux de Léna (véritable double de Lélia), l’épopée d’une famille entre réussite professionnelle exceptionnelle et « jours funestes ». Costa, son père, né macédonien mais déclaré roumain par une petite supercherie, veut être reconnu comme un véritable roumain, se conformant aux standards en vigueur, faisant de lui un antisémite.

D’une « belle prestance », surnommé le Maestro, il est un irréductible séducteur. Aurora, la future mère de Lélia, succombera au charme ravageur de ce père de famille, encore marié de longues années à une femme refusant le divorce. Elle supportera les nombreuses infidélités de cet homme d’affaires accompli, virevoltant, qui pour Lélia, La fille de l’ennemi du peuple, sera sa vie durant, son héros. Mère et fille eurent  des destinées assez semblables.

Une beauté insolente, souvent  lourde à porter, une intelligence développée, un caractère affirmé, leur permettront d’affronter les nombreuses épreuves qu’elles durent supportées ; jalousies, méchancetés, rejets, ou celles imposées par l’Histoire. Ainsi le XXe siècle, marqué par le fascisme et l’antisémitisme, puis par le communisme et son carcan policier en Roumanie, est restitué dans ces grandes lignes, avec verve.

Léna, aux côtés de sa mère et de son père, « l’homme qui savait tout sur tout », vit une enfance dorée grâce à l’incroyable réussite du Maestro, dirigeant d’une fabrique de meubles dont le succès ne faiblit pas durant la guerre.

Le livre s’ouvre sur la fuite de la famille Cristu, dans une belle limousine sous les bombardements alliés sur Bucarest, premières peurs de Léna, cinq ans seulement. Les heures glorieuses de ce pays entiché de Paris par la société bourgeoise sont finies depuis bien longtemps déjà. Les Légionnaires  devenus Garde de fer ont déferlé sur la Roumanie dès le milieu des années 1920, avec leur haine des minorités et des juifs en particulier, imposant leur violence.

Alliée de l’Allemagne dès juillet 1940, la Roumanie, amputée d’un tiers de son territoire, au champ politique perturbé, permet l’accession au pouvoir des plus enragés tels Ion Antonescu, Horia Sima (successeur de Corneliu Codreanu, fondateur des Légionnaires).

De nombreux pogroms marquent ce pays qui rejoint le camp des alliés le 23 aout 1944. Léna s’appuie notamment sur la lecture du Journal (1935-1944) de Mihail Sebastian lors de sa parution chez Stock en octobre 1998.

Une Histoire lourde à porter qui s’appesantit durablement avec l’asservissement de la Roumanie au régime communiste de l’URSS, devenant simple vassale, livrée aux mains de la terrible Securitate, terrible police secrète d’état, jusqu’en 1989. Et cette période noire, Léna, devenue La fille de l’ennemi du peuple, la subit jusqu’à son départ vers la France en 1967.

Léna raconte avec autant de précision l’amour liant ses parents, Aurora et Costa, que le sien avec Milo l’écrivain et journaliste, si semblables par instants dans une Roumanie machiste, sans égard particulier à l’égard des femmes et si compréhensive pour les hommes.

Mais il y a aussi le lien très particulier qui lie Léna à ses géniteurs, et l’amour inconditionnel qu’elle leur voue, déifiant véritablement le Maestro, marginalisant de fait sa cadette, Alina. Une écriture vive, pleine d’enthousiasme, même dans les pires circonstances, qui dépeint avec efficacité les affres dans lesquelles la famille Cristu est projetée sous l’ère de la dictature, entre spoliations, délations, accusations mensongères, arrestations et enfermement.

L’humour n’est jamais absent, avec des anecdotes révélatrices de la nature humaine, plus particulièrement sur ceux et celles dotés des plus petits pouvoirs qui peuvent mener aux pires conséquences. Léna rêve de quitter ce monde carcéral  bien que les solutions soient quasi inexistantes pour La fille de l’ennemi du peuple. Elle dénonce avec énergie les méfaits et les abus de ces années sombres telles des chapes de plomb.

Lélia Dimitriu, jeune auteure, entre roman et récit, capte l’attention du lecteur, tant pour les histoires racontées que par son écriture allègre, l’enthousiasme et la volonté qui semblent l’avoir toujours animée, depuis ses plus jeunes années jusqu’à aujourd’hui au delà de quatre-vingts ans. Une très belle leçon de vie irradiée par des amours transcendants.

En savoir plus :

  • La fille de l’ennemi du peuple, Lélia Dimitriu, Grasset, octobre 2023, 406 pages, 23 euros
  • Journal (1935-1944), Mihail Sebastian, Stock, octobre 2007, 576 pages, 24,50 euros (première parution France, octobre 1998)
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