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Critique / “Une sortie honorable” (2022) d’Eric Vuillard

Éric Vuillard, écrivain et cinéaste, ne compte plus les prix littéraires glanés depuis 2010 pour ses récits parus chez Actes sud, après une décennie chez d’autres éditeurs. Son dernier livre Une sortie honorable, se déroule naturellement dans les arrières cuisines de la grande Histoire, que l’auteur aime tant raconté. La critique et l’avis sur le livre.

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

Une sortie honorable dans les arcanes de la guerre d’Indochine

La guerre, sujet déjà abordé par Éric Vuillard dans La Bataille d’Occident relatif au conflit de 1914-1918, dans L’Ordre du jour qui évoque la contribution des industriels allemands à l’ascension des nazis, à l’Anschluss, aux décisions prises dans des salons, en petits comités, aux conséquences criminelles. Avec Une sortie honorable, au lendemain de la seconde guerre mondiale, en pleine guerre froide et de lutte exacerbée contre le communisme, ce sont les arcanes de la guerre d’Indochine, guerre coloniale, qui sont explorées. Depuis Paris, New York, des champs de batailles, juste ce qu’il faut, ce sont presque trente années qui défilent, à des moments clés.

Pour mieux ancrer la réalité, il faut débusquer certains évènements ou comportements qui expliquent le rejet des occupants français puis américains. Ainsi dans son premier chapitre, Éric Vuillard restitue quelques éléments d’une publicité d’un guide de voyage pour une armurerie d’Hanoi, ainsi qu’un petit manuel de conversation pour le touriste, révélateurs du mépris patent à l’égard des autochtones. Plus édifiant encore est le rapport d’une inspection du travail en juin 1928 dans des plantations d’hévéas de Michelin, suite à une épidémie de suicides. Le traitement des coolies est digne de sévices et tortures moyenâgeux. L’entrée en matière est efficace, factuelle, sans émotion, véritable marque de fabrique de l’auteur.

Quatre temps forts avec des scènes d’anthologie

Une sortie honorable se déploie en quatre temps forts avec des scènes d’anthologie. Après le désastre de la bataille de la RC 4 (route coloniale n° 4) ou bataille de Cao Bang, en octobre 1950 l’Assemblée nationale présidée par Édouard Herriot, homme haut en couleurs, se réunit pour tirer les conclusions de ce cuisant échec. C’est l’occasion de faire revivre moult députés, d’apprécier le courage politique et clairvoyance de Pierre Mendès France. La galerie de portraits très bien croqués, est sans compromis, ni pitié. La réflexion sur la IVe république, traditionnellement considérée comme instable est battue en brèche. Quelques députés constituent un véritable clan, participant à toutes les combinaisons gouvernementales, défenseurs de leurs propres intérêts. S’éloigner du sujet principal, est ce qu’aime faire Éric Vuillard et ce qu’apprécient ses lecteurs (ou pas pour certains). C’est avec la même délectation, un peu plus tard, qu’est suivie la carrière des frères Dulles avec leurs terribles manipulations, ainsi que les évènements au Congo indépendant débouchant sur l’exécution de Patrice Lumumba en janvier 1961.

Autre moment, celui du voyage du général De Lattre aux Etats-Unis le conduisant sur le plateau de la célèbre émission « Meet the press », créée en 1947 et encore active aujourd’hui, où il se trouve piégé. Au milieu d’un charabia d’anglais jaillissent quelques phrases limpides, dictées par Henry Cabot Lodge, apprises scrupuleusement et qui répondent à ce que les Américains ont envie d’entendre. Une véritable leçon de manipulation !

Une sortie honorable, telle est la mission reçue par le général Henri Navarre, lors de sa nomination par le Président du Conseil, René Mayer. Au nom de ce militaire, basé à Saigon, est associé celui de Christian de La Croix de Castries, ultime défenseur de Den Bien Phu, nommé général au cours de la bataille. Deux tempéraments différents face à une tache insurmontable, livrés à eux mêmes, sans soutien politique de la métropole, le soutien logistique étant assuré depuis longtemps pour une large partie par les Etats-Unis.

Le roman le plus fort d’Eric Vuillard

Dans ces récits qui s’emboitent à la perfection sont mis en relief les faiblesses humaines, les violences politiques et sociales, l’exploitation de pays opprimés. L’alliance entre puissants s’exerce à la Banque d’Indochine, au siège social Boulevard Haussmann, où par les liens du mariage entre familles détenant le capital, toutes les richesses acquises prospèrent à leur profit  et celui de leurs descendants. Incontestablement c’est dans ce milieu impénétrable que les plus fortes révélations d’Une sortie honorable sont dévoilées. Descriptions cinglantes, glaciales, d’un milieu où durant la guerre «…ils avaient, lui, et les autres membres du conseil d’administration, spéculé sur la mort. » 

Éric Vuillard, ni moraliste, sans état d’âme, signe sans doute son roman le plus fort, didactique, aux phrases calibrées qui tombent justes, aux points de vues affirmés, disséquant des personnes ayant œuvré dans l’ombre des pièces feutrées, durant cette interminable guerre entre puissants et faibles, éternellement renouvelée. De l’excellente littérature concise qui éclaire, interroge et enrichit.

En savoir plus :

  • Une sortie honorable, Éric Vuillard, Actes sud, janvier 2022, 208 pages, 18,50 euros
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