Sur Bulles de Culture, art, cinéma, littérature, musique, spectacles, télévision... chaque jour, la culture sort de sa bulle.
déserter avis critique livre

Critique / “Déserter” (2023) de Mathias Enard

Est-il nécessaire de trouver dans un roman des phrases courtes, précises, factuelles, pour être embarqué par sa lecture ? Mathias Enard démontre brillamment que non puisque dans Déserter certains chapitres de quelques pages sont une seule grande phrase scandée épisodiquement par quelques ponctuations. La critique et l’avis sur le livre. 

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Gilles M.

Ce sont les chapitres relatifs à la fuite d’un déserteur dans une forêt. Le style de ces chapitres crée un effet quasi hallucinatoire et rapproche le lecteur de la réalité des sensations et des émotions du fuyard cherchant à échapper aux dangers. Faites-vous toujours des phrases dans votre tête quand vous avez peur ?

Mais cette prose ne concerne dans le roman déserter que certains chapitres puisque dans ce roman deux récits s’entrelacent de chapitre en chapitre.

Le contraste de situations associées aux différences de styles est ainsi particulièrement spectaculaire.

Sauvagerie dans la forêt

D’un côté, un soldat sans nom a déserté pour échapper à la violence et aux atrocités d’une guerre. La sauvagerie est encore accentuée par l’anonymat : le lecteur ne connait ni l’identité du déserteur ni l’époque, ni le territoire. Il fuit, se méfiant de tous, avec des armes gardées sur lui. Il se dirige vers une cabane isolée de son enfance.

Arrivé dans cette cabane, avec l’espoir de reprendre des forces, il va apercevoir une femme et son âne, imagine un nouveau danger potentiel, mais décide de lui venir en aide. La cohabitation avec cet animal fourbu et cette femme blessée va infléchir sa quête, lui faire redonner l’humanité qu’il avait perdue depuis longtemps.

Diner entre intellectuels sur une péniche

Dans l’autre récit, la parole est à Irina une mathématicienne raffinée. Le style de ces chapitres est très diffèrent et Irina s’exprime avec précision et raffinement comme inspirée par son métier de mathématicienne.

Irina, à 71 ans, se souvient de l’hommage rendu à son père Paul Heudeber, un mathématicien poète est-allemand, sur un bateau naviguant sur la Havel et la Spree, du côté de Berlin en septembre 2001. Les invités étaient des universitaires et des mathématiciens et surtout Maja, le grand amour empêché de la vie de Paul et la mère d’Irina. L’histoire de Paul Heudeber n’est pas banale. Interné pendant la guerre dans le camp de de Buchenwald, c’est là qu’il élabore, dans sa tête, au milieu des privations une avancée des sciences mathématiques «Les Conjectures de l’Ettersberg». C’est aussi un poète et ses ouvrages de mathématiques sont accompagnés de vers. Convaincu par le communisme, il n’abandonnera jamais ses convictions excusant les excès des politiques inspirées par cette pensée. Pour cette raison, il reste fidèle à la RDA. Maja, elle, choisira une carrière politique de l’autre côté du mur. Le récit offre des extraits de cette correspondance romantique contrainte par cet amour à distance.

On est loin de la forêt du déserteur. On disserte sur Schiller et Goethe. On se fréquente, on flirte un peu entre universitaires comme dans un roman de David Lodge. Mais pourtant au milieu de cet insouciance, la guerre n’est jamais très loin et le colloque s’interrompt rapidement le 11 septembre 2001 à l’annonce de l’attentat contre les tours jumelles de New York.

Déserter : qui déserte dans le roman et de quoi ?

Le verbe déserter renvoie d’abord à la guerre et elle n’est jamais très loin dans les romans de Mathias Enard. Le roman Déserter évoque aussi bien le fascisme, les camps nazis, le mur de Berlin qui marquent le XXe siècle européen que les attentats du 11-Septembre, la pandémie de Covid-19, l’invasion de l’Ukraine inaugurant le XXIe siècle.

Mathias Enard nous enchante par son érudition. Il propose même un détour par le XIIIe siècle narrant la vie de Nasiruddin Tusi grand savant persan bouleversé par la destruction de Bagdad en 1258 par les armées mongoles et auquel s’intéressa Irina pour ses travaux universitaires.

Reconnu pour son érudition, Il est aujourd’hui une référence de la vie littéraire en France. Sa dynamique d’écriture, sa capacité à produire des images impressionnent. Depuis la rentrée 2020, il est présentateur et producteur de l’émission L’entretien littéraire sur France Culture.

Pour tenter de comprendre complétement le titre du roman, le lecteur s’interroge sur le déserteur du côté des intellectuels allemands ? Pas Paul, fidèle à ses convictions, mais nous apprenons dans les dernières pages du roman qui, autour de lui, a pu trahir par amour. Un rebondissement à la manière de John le Carré !

Mais le verbe déserter questionne plus largement sur la possibilité d’échapper au bruit et à la fureur de notre époque. Déserter deviendrait alors une nécessité pour raison garder. Ou fuir ? Le livre évoque quelques pistes comme les mathématiques et leur beauté formelle ou l’amour. Mathias Enard choisit, lui, la littérature.

En savoir plus :

  • Deserter, Mathias Enard, Acte Sud, août 2023, 256 pages, 21,80 euros
Bulles de Culture - Les rédacteur.rice.s invité.e.s

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.