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Critique / “Le village secret” (2023) de Susanna Harutyunyan

Paru en 2015, année du centenaire du génocide arménien, sous le titre Les corbeaux avant Noé, le livre de Susanna Harutyunyan aux éditions Les Argonautes depuis février 2024, rebaptisé Le village secret, bénéficie de l’excellente traduction de Nazik Melik Hacopian-Thierry. Un livre exigeant et riche. La critique et l’avis. 

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

Le village secret : l’histoire d’un peuple arménien meurtrie par le génocide

Quelque part sur un versant du lac Sevan, dans l’est de l’Arménie, aux confins de l’Azerbaïdjan se déploie l’un des plus vastes lacs d’altitude du monde, à plus de 1900 mètres sur presque 80 kilomètres de longueur.

Autour de cette réserve d’eau douce, appelée « la mer » par la population, règnent les forêts et les monts enneigés. C’est dans ce lieu à priori idyllique, que se trouve caché quelque part, inconnu de tous, Le village secret.

Seul un homme en connaît l’accès. Il est le seul à pouvoir l’atteindre et communiquer avec l’autre monde, celui où il échange des marchandises, et surtout celui dont il ramène des inconnus qui lui semblent mériter de trouver refuge dans son village. Si une fois accueillis, ils trahissent sa confiance, ils seront ramenés dans l’autre monde.

Cachés durant leurs transits dans la charrette de Harout, maître intransigeant du village, ils seront incapables de mémoriser le chemin menant vers ce refuge, lieu d’oubli et de reconstruction. C’est également pour chaque personnage un lieu de mémoire sur les persécutions et massacres endurés depuis le Sultan Rouge dans les années 1894-1896, puis en 1915, sans oublier Adana en 1909.

Une Histoire lourde à porter qui a détruit intérieurement tous ces survivants. Durant quelques décennies, coutumes, croyances, mythes, superstitions irriguent Le village secret, véritable lieu de protection, où se conservent traditions et mémoire.

Sauvé par Perdj, créateur du village secret après les massacres hamidiens, Harout élevé par cet homme lui succède en toute logique. Une tâche éprouvante car jamais il ne relate ce qu’il voit dans l’autre monde, une violence persistante. Et un jour il ramène Nakhchoun, une très belle jeune femme, enceinte après son viol commis par des soldats turcs.

C’est de début d’une fracture progressive dans Le village secret entre ceux qui rejettent la future mère et progéniture à venir non pure, et ceux beaucoup plus rares qui la soutiennent et protègent comme Harout. La peur ressurgit, les souvenirs reviennent. Susanna Harutyunyan jongle avec la chronologie, d’une période à une autre pour mieux restituer le trouble où sont brutalement projetés les différents rescapés, donnant au lecteur quelques informations sur ce qu’ils ont vécu.

Mais il n’y a pas que les sauts dans le temps dont use l’auteure, il y a ceux qu’elle fait durant une même journée, ou ceux qu’elle offre dans un futur plus ou moins proche. Préférant la suggestion à la description des horreurs subies, l’auteure atteint cependant son objectif ; celui de restituer l’indicible.

Le village secret ne se résume pas à Harout ou Nakhchoun, même si ce sont des moteurs de l’intrigue. Nombreux sont les seconds rôles qui enrichissent le quotidien du village comme Sato, à la fois sage-femme, avorteuse, accompagnatrice des mourants, ou Varso, l’inépuisable conteuse avec son histoire sans fin inventée au jour le jour. Des caractères affirmés qui donnent de la densité à cette communauté fragilisée et meurtrie. Et il y a aussi le

Khatchkar, ramené par Harout et érigé dans la forêt à la demande de Nakhchoun. Cette stèle sculptée, symbole de la culture nationale arménienne, aux multiples fonctions, est ici élevée en pleine forêt à la mémoire des victimes inconnues ou à celles et ceux qui n’ont pas de sépultures. Un monument qui a un rôle essentiel dans ce roman, conte par instants, comme les soldats allemands devenus prisonniers à la fin de la seconde guerre mondiale.

Ballotée de l’Empire ottoman au statut de république socialiste soviétique, l’Arménie vécut des heures sombres. Les notions de liberté, de valeur de la vie y avaient perdu toute signification sauf dans Le village secret, perdu au milieu d’une nature sauvage, pure, d’une rare beauté. Nombre de mots sont conservés dans leur idiome local, à charge pour le lecteur de trouver leurs significations en fonction du contexte, constituant ainsi un moyen de les faire plonger dans la vie des habitants en leur assurant un total dépaysement.

Née dans les environs du lac Sevan, Susanna Harutyunyan connaît particulièrement bien cette région pour en faire le cadre de son roman, Le village secret, entre vie rurale, nature encore préservée, où des mémoires traumatiques tentent de se reconstruire. Une lecture qui nécessite attention. Des moments d’Histoire du peuple arménien, impossibles à effacer, sont restituées avec violence et délicatesse.

En savoir plus :

  • Le village secret, Susanna Harutyunyan, Les argonautes, février 2024, 224 pages, 22 euros
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