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Fantômes Christian Kiefer

Critique / “Fantômes” (2021) de Christian Kiefer

Enseignant à Sacramento, poète, musicien, Christian Kiefer, jeune cinquantenaire, père de cinq enfants, entré en littérature en 2012 avec un premier roman non traduit, a récidivé en 2017  puis en 2019 avec Phantoms, disponible chez Albin Michel en 2021, et au Livre de poche depuis novembre 2022 sous le titre logique de Fantômes. Son talent incontestable, est porté par les excellentes traductions de Marina Boraso. Une voix prometteuse qui met en scène deux hommes détruits par la seconde guerre mondiale pour l’un, Ray Takahashi, et par la guerre du Vietnam pour l’autre, John Frazier, dont les destins se croisent à plus de deux décennies de  distance

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.

Fantômes : Mensonges, secrets inavouables, racisme exacerbé

Parti livrer combat en France et en Italie, au nom de la bannière étoilée, Ray Takahashi, américain de naissance, fortement attaché à sa terre californienne, est pour beaucoup de personnes seulement le fils d’un japonais émigré. Accepté pour se faire éventuellement tuer, il a cependant tâté du camp de Tule Lake, au lendemain de l’attaque de la base navale américaine de Pearl Harbor en décembre 1941. Ces lieux d’internement accueillirent une large majorité de Nisei, enfants de la seconde génération d’émigrants japonais. Injustement rejetés, marqués durant de longues années par cette injustice, ils eurent les plus grandes difficultés à retrouver leur place au sein de cette société ségrégationniste. Ainsi même avec l’uniforme et le statut d’ancien combattant sur les épaules, Ray Takahashi n’est plus le bienvenu dans la ville qui le vît naître, là où ses parents ne sont jamais revenus. Moqué, raillé, provoqué, il s’évapore littéralement. La disparition de Ray est une véritable énigme.

À son retour du Vietnam en 1969 John Frazier trouve refuge chez sa grand-mère où il végète, se perdant entre alcool et quelques joints. Il aimerait pouvoir raconter ce qu’il a enduré durant cette guerre, expliciter ses traumatismes, se délester de tous ceux qui sont devenus des Fantômes, en étant lui même un, un survivant, un vétéran sans avenir. Finalement, lors d’un petit job dans une station service son destin bascule, lors de sa rencontre avec une automobiliste. Ce n’est cependant pas tout à fait une étrangère, il s’agit en effet d’une tante, Evelyn, qu’il a si peu fréquenté. Utilisé comme chauffeur par cette femme, il va être mis en contact avec Kimiko, la mère de Ray Takahashi. Vingt sept ans que les deux femmes ne sont plus vues, n’ont plus eu le moindre échange. Au milieu de ces rencontres tendues, sans le savoir il vient de trouver le thème de son livre, bien éloigné de son projet initial. Le point final à ses longues recherches ne sera effectif qu’en 1983.

Entre passé et présent, se déploient les destins de deux adolescents, de jeunes hommes bien intégrés dans leur pays. Ces deux jeunes militaires ont été broyés par les horreurs de la guerre. Ils sont tourmentés par les Fantômes qui cohabitent en eux, qu’ils soient compagnons d’armes, amis, amour défunt et trahi, militaires tués au combat, civils exterminés dans des actions destructrices. Kimiko et Helen, au seuil de leurs existences tourmentées, charrient elles mêmes leur lot de Fantômes. L’une est remplie de remords, ou tout au moins le semble t-il, alors que pour l’autre le pardon est impossible.

Mensonges, secrets inavouables, racisme exacerbé, culpabilité, sont mis à jour subtilement, par petites touches. Chaque personnage prend corps, les motivations de leurs actes apparaissent peu à peu. Les regrets sincères ne sont souvent que très parcellaires, et ne sont finalement peut être encore que des menteries. Une action maîtresse guide les actes de certains; alléger une conscience souvent bien chargée.

L’avis du le livre ?

Un livre bien construit, rempli de réalités historiques, d’individus plus vrais que nature où la bassesse humaine atteint des abysses. C’est si finement raconté que cela pourrait être pris pour un récit autobiographique alors qu’il s’agit bien d’un roman. Passionnant de bout en bout, par nuances successives se dévoilent les Fantômes qui maintiennent prisonniers pour toujours les divers protagonistes. Ce texte à priori déstructuré est au contraire intelligemment construit. Ainsi se conjuguent les vies de Ray et John, ainsi que celles de Kimiko et Evelyn. Les chronologies volontairement emmêlées, entre présent et passés, contribuent à donner de la densité au texte. Au fil des pages apparaissent moult personnages comme Homer et Hiro, presqu’amis bien que l’un fut propriétaire terrien et l’autre son métayer, ou encore Chiggers, le seul compagnon de guerre de John. Les chocs de la vie, secrets, ressentiments, tragédies qui lient tous les intervenants du roman, progressivement dévoilés, éclairent les zones d’ombres des Fantômes qui demeurent cependant accrochés aux basques de chacun. À découvrir.

En savoir plus :

  • Fantômes, Christian Kiefer, Albin Michel, 274 pages, mars 2021, 22,90 euros / Livre de poche, 288 pages, novembre 2022, 7,70 euros
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