Bulles de Culture Sur Bulles de Culture, chaque jour, la culture sort de sa bulle !
Dernière mise à jour : juillet 19th, 2023 at 12:35 am
La Cie des Entiché.e.s propose avec Qu’il fait beau cela vous suffit, une immersion poétique et nécessaire dans la réalité d’un établissement d’éducation prioritaire. Justesse et tendresse pour ce spectacle coup de cœur au Festival OFF Avignon 2023. L’avis et la critique théâtre de Bulles de Culture.
Synopsis :
Dans une France qui ressemble à la nôtre, Patrick Chardu, enseignant en Réseau d’Éducation Prioritaire (REP), a pris en otage sa classe ; la scène filmée par un élève a ému le pays entier et réveille de fortes tensions. Le ministère de l’Éducation nationale lance alors un grand diagnostic du réseau d’éducation prioritaire. C’est ainsi que Violette Tessut (Clémentine Lamothe) est envoyée comme CPE dans le collège Rosa Parks pour prendre le pouls de ces établissements dits difficiles.
Qu’il fait beau cela vous suffit au Festival OFF Avignon : un théâtre social éminemment politique
Il est des souvenirs qui tiennent à la mémoire et au cœur, et celui d’Échos ruraux de la Cie des Entiché.e.s, découvert au Festival OFF Avignon 2019, compte parmi ceux-là. Nous avions alors été touchées par cette pièce chorale, à la portée sociale manifeste, toute en nuances et en justesse.
C’est avec une méthode inchangée que Mélanie Charvy et Millie Duyé présentent cette année au Festival OFF Avignon 2023 Qu’il fait beau cela vous suffit, une pièce qui explore cette fois-ci la question des Réseaux d’Éducation prioritaire.
En amont de cette pièce, deux ans de travail d’enquête sociologique, une cinquantaine d’entretiens de personnels éducatifs et d’élèves, et une vraie immersion dans le quotidien des établissements scolaires.
Et cela ne fait pas un pli : Qu’il fait beau cela vous suffit est un spectacle qui sonne juste, en évitant stéréotypes et clichés pour faire preuve d’une belle humanité. Le personnel éducatif est saisi dans son ensemble : enseignant.e.s, CPE, surveillant.e.s, infirmière, assistante sociale, cheffe d’établissement, ce qui est assez rare pour être souligné.
Les lieux représentés évoquent la même pluralité entre vie scolaire, salle de classe, salle des profs, ou infirmerie. Les élèves sont eux aussi représenté.e.s avec tendresse, dans leurs difficultés, leur inventivité, et leur réalité sociale.
En parallèle de cette trame en immersion, quelques tableaux qui représentent l’Assemblée nationale et le travail en groupe parlementaire. Dans un décalage burlesque, très drôle et fort réussi, l’on observe des député.e.s se querellant comme des élèves agité.e.s, mais l’on retrouve aussi tous les éléments de langage des débats tenant à l’éducation, notamment la mise dos-à-dos de la campagne et des banlieues, la répartition des moyens autres postures idéologiques devenues risibles quand on les fait dialoguer avec la réalité du terrain – et Qu’il fait beau cela vous suffit réussit cela à merveille.
Une pièce dynamique et percutante
Dans Qu’il fait beau cela vous suffit, des tableaux chronologiques, qui emmènent de septembre à juin, mettent en scène des personnages nombreux incarnés par huit comédien-ne-s qui enchaînent les rôles – Aurore Bourgeois Demachy, Thomas Bouyou, Émilie Crubezy, Paul Delbreil, Virginie Ruth Joseph, Clémentine Lamothe, Loris Reynaert et Étienne Toqué – et dont l’énergie est folle.
C’est cette palette bien fournie de personnages qui donne à la pièce sa nuance, montrant des élèves aux profils divers, des enseignant-e-s aux méthodes pédagogiques différentes, des personnels aux approches idéologiques et pratiques variées. Cela sans jugement.
Les problématiques abordées sont maîtrisées et proches du terrain, qu’il s’agisse de l’orientation des élèves et de sa cohabitation avec les réalités sociales, de la prostitution dans et en dehors de l’établissement, de l’enfermement et du sentiment d’exclusion qui grandit dans les cités. L’on sent bien que les témoignages recueillis permettent de toucher du doigt la réalité, ou en tout cas de la rendre tangible.
Les tableaux se succèdent dans une scénographie efficace, qui rappelle celle d’Échos ruraux, avec des décors qui se meuvent, un jeu avec la pénombre et des flashs de lumière. On note encore aussi une très belle bande son, qui épouse tout à fait les enchaînements et nous accompagne brillamment des rires aux moments dramatiques, et vice-versa.
Un dialogue avec le cinéma, mais où le théâtre l’emporte
Le point de départ de Qu’il fait beau cela vous suffit n’est pas sans évoquer immédiatement La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld avec la mémorable Isabelle Adjani en professeure de lettres qui prend sa classe en otage. Mais cette première référence n’est suggérée que pour être écartée, et la pièce en évite très largement les clichés.
La première scène de la salle des professeurs peut également évoquer la série des Profs de Pierre-François Martin-Lavalle, avec quelques images faciles, le professeur de sciences tout en blouse et en rigueur, l’enseignante d’EPS et son sifflet… Pourtant ces quelques stéréotypes sur les enseignant-e-s s’estompent au fil des tableaux pour laisser entrevoir une représentation de la profession plus juste qu’à l’accoutumée, montrant des fractures telles qu’il en existe dans les établissements, sans pour autant juger les postures.
La dernière référence cinématographique qui vient en tête est celle du plus récent La Vie Scolaire de Grand Corps Malade et Mehdi Idir. Dans le choix qui est fait de placer une CPE au centre de la pièce, on observe une volonté similaire à celle du film. D’autres points de comparaison sont possibles, notamment la volonté de faire cohabiter drame et humour, d’éviter l’écueil d’une image sombre, de chercher la nuance dans les portraits qui sont faits.
Moins optimiste que La Vie scolaire, Qu’il fait beau cela vous suffit s’avère plus critique, plus exact aussi dans la description qu’il fait de la vie d’un établissement.
Une immersion réussie
Dans Qu’il fait beau cela vous suffit, Mélanie Charvy et Millie Duyé font des choix justes, et il en est un que nous remarquons particulièrement : celui d’évacuer la question religieuse — écran de fumée pratique quand il s’agit d’occulter l’ensemble des problèmes des banlieues et de l’éducation prioritaire. L’élève sur lequel la pièce se focalise est d’origine polonaise. Une belle façon de rappeler que la problématique de l’éducation prioritaire dépasse de loin la caricature qui en est souvent faite.
Le constat que dresse la pièce est sans appel, et montre que le problème est systémique : quand on ne cesse de fragiliser les postes pour favoriser les heures supplémentaires et le recours aux vacataires, quand on ne cesse de fermer les classes, quand on ne cesse de laisser les bâtiments s’abimer au point de devenir insalubres, comment faire croire encore que l’éducation est vraiment prioritaire ?
Aussi Mélanie Charvy et Millie Duyé ne se trompent-elles pas de coupable dans ce portrait qu’elles font de personnes qui essayent de faire au mieux, qui tentent de pallier les manquements de l’État et qui dépensent tant d’énergie qu’elles sont parfois rattrapées par leurs limites.
Ce qui est dit, même par le comique, est juste.
Quant au sublime poème d’Aragon, qui clôt la pièce et dont le titre emprunte un vers, il est l’une des très belles trouvailles de mise en scène et résonne d’une brûlante actualité dans le cadre de cette fiction hautement réaliste.
Notre avis ?
Il n’y a que de bonnes raisons pour filer au Théâtre du Train Bleu au Festival OFF d’Avignon pour vibrer avec la Cie des Entiché.e.s et leur très beau Qu’il fait beau cela vous suffit. Ce spectacle est pour nous un vrai coup de cœur !
En savoir plus :
- Qu’il fait beau cela vous suffit au Festival OFF Avignon 2023, au Théâtre du Train Bleu, du 7 au 25 juillet, les jours impairs, à 12h40
- Tournée : 13 au 26 novembre 2023 / L’étoile du nord – Scène conventionnée danse, Paris (18e)
- Durée du spectacle : 1h40
- Texte lauréat de l’Aide nationale à la création de textes dramatiques – ARTCENA – printemps 2022
- Création lauréate du Fonds SACD Théâtre 2022
- Le texte est édité aux éditions L’œil du Prince
Top 3 Littérature : Laurent Mauvignier, "Journal" de Jean-Luc Lagarce, "Aurélien" de Luis Aragon
Top 3 Poésie : "Les Planches courbes" d'Yves Bonnefoy, "Les Chimères" de Gérard de Nerval, "Un Été dans la Combe" de Jean-Claude Pirotte
Top 3 Théâtre : Jean-Luc Lagarce, Anton Tchékhov, Euripide