Dernière mise à jour : avril 5th, 2020 at 03:10 pm
Après une tournée dans les lycées et ailleurs, les voilà revenus en Bourgogne, et plus précisément au Théâtre Dijon Bourgogne. Tableau blanc, devise de la République française en discussion, discours à écrire, le texte de François Bégaudeau secoue le tout et vous obtenez La Devise, mis en scène par Benoît Lambert et bien des rires en perspective !
Synopsis :
Ils sont deux : Lui, Sébastien (Yoann Gasiorowski), doit intervenir devant des lycéens pour défendre notre devise française « Liberté, égalité, fraternité » ; Elle, la coach (Marie-Ange Gagnaux), le corrige, l’interrompt, le reprend. Le discours doit être marquant et bien mené. Mais à force de reprendre les mots et les expressions, ils en viennent tout naturellement à mettre les trois grands concepts en doute : qu’est-ce qui fonde au juste la légitimité de cette devise à la portée universelle ?
La Devise : discuter, corriger, délibérer
Dans La Devise, il s’agit de préparer le discours qui sera présenté aux lycéens ; d’entrée de jeu, le rythme est donné : postures, ton adopté, apostrophes utilisées, interactivité demandée. François Bégaudeau connaît bien les cahiers des charges ministériels donnés aux intervenants, aux chefs d’établissements, à tous ceux qui vont se présenter devant nos jeunes au nom de la République. Nous prenons donc un petit court de communication : pas de pupitre, pas de veste, position assise mi-détendue, mi-tendue. Jouons bien sûr le jeu de la proximité !
Très vite, les corrections quittent le terrain de la mise en scène pour gagner celui des mots, et même de leur contenu : pas de grandiloquence, voyons, soyons modernes, adoptons le langage de nos jeunes en leur évitant les grands mots auxquels les médias les habituent. Pas de « valeur », pas de « vivre ensemble », pas de ces termes galvaudés dont le contexte post-attentat nous abreuve, marre des bons sentiments.
Le personnage joué par Marie-Ange Gagnaux excelle à exprimer ce ras-le-bol des facilités creuses. Les corrections font rire par leur décalage burlesque : car une fois que l’on a enlevé les termes de « valeurs », « concepts », et « notions » pour désigner les trois substantifs de la devise nationale, et que ceux-ci se voient ravalés au rang de simple « mots », que reste-t-il de leur superbe ? Et de leur prétendue universalité ? Et Marie-Ange Gagnaux, dans son jeu piquant, l’incarne à merveille. Peut-on encore croire à cela ? Sébastien nous en convaincrait presque d’abord. Mais les belles expressions perdent vite leur lustre quand on les confronte à la réalité.
Car François Bégaudeau nous montre que discuter les facilités des communicants, c’est aussi mettre en doute le message qu’ils transmettent. Et si l’on discute précisément ces trois mots-emblèmes de la République, la délibération s’ouvre vite et peine à se clore : comment définir la liberté absolument et lui intégrer le respect d’autrui ? Comment défendre l’égalité dans un système sociétal inégalitaire ? Comment croire à la fraternité qui exclue les femmes dans sa dénomination ?
La Devise a le courage de montrer que si l’on interroge les mots avec précision et recul, on peut soulever un certain nombre de problèmes. Cela est mis en scène avec humour et finesse, même si tout est dit quand même, et il faut reconnaître à La Devise cette audace, car le contexte post-attentat ne donne pas toujours l’impression que l’on peut être libre d’une discussion de ce type sans être accusé rapidement d’antipatriotisme.
Adolescents en liberté : prudence !
François Bégaudeau connaît les adolescents pour les avoir côtoyés, et cela peut toujours donner lieu à de belles trouvailles humoristiques : mimer la jeune adolescente qui mâche ostensiblement son chewing-gum et pose les questions qui dérangent ; jouer des apostrophes destinées aux lycéens, comme « chers ados », « chers jeunes ». C’est facile, mais bienvenu, et bien vu. Et puis, le regard porté sur ces adultes de demain est somme toute bienveillant même s’il est amusé.
Si elle ne les traite pas de front, La Devise effleure les problématiques liées à toute cette ambiance de discours bien-pensant sur la laïcité : non la laïcité n’est pas le quatrième point de notre devise ; oui, il y a des problèmes de vêtements religieux dans certains établissements ; oui, tout cela est sensible. Car la bien-pensance ambiante se fait souvent stigmatisation, ou en tout cas peut être perçue comme telle. Il est bienvenu de le rappeler.
Et puis bien-sûr, l’ancien professeur de lettres ne peut que tourner en ridicule les petites marottes du commentaire de texte : les rythmes ternaires, les rimes internes. Il a la qualité de le faire en se plaçant presque du point de vue de l’ancien élève. Il n’est jamais mauvais d’intégrer un peu d’autodérision, et François Bégaudeau excelle à cela.
La Devise ou le courage de la folie
La Devise est une bouffée d’air frais. On rit de ces personnages qui réécrivent dans un grand délire notre devise nationale à coup de mots-valises. On rit de l’émergence soudaine et bienvenue de « la liberté s’arrête où commence celle des autres », ou encore de la « sororité » venue tenir compagnie à la fraternité, ou encore de l’idée saugrenue d’adopter une devise par jour. On rit de se moquer de ce dont on a l’impression de ne plus pouvoir rire, et cela fait du bien !
Car, puisque la question est posée, nos deux acolytes ne sont pas de fieffés défenseurs de la devise nationale, ni de fervents patriotes jurant en bleu-blanc-rouge, ils sont juste deux comédiens qui cherchent une petite source de revenus faciles.F aciles d’ailleurs ? Rien n’est moins sûr !
Marie-Ange Gagnaux et Yoann Gasiorowski nous font croire à la folie de ces deux personnages complètement pris dans le piège qu’ils se tissent, et on rit, on rit, on rit de ce dont on n’aurait pas osé rire après janvier 2015, après novembre 2015, on rit de cela, et c’est cathartique, c’est libérateur, c’est salvateur sûrement aussi.
Le metteur en scène Benoît Lambert s’empare de ce grain de folie, et on l’en remercie pour le savourer sans retenue d’un bout à l’autre avec appétit. Voilà le signe, en tout cas, que l’on peut continuer de penser, et que l’esprit de tous ceux morts sous les balles est là : dans notre force, dans notre esprit, dans notre culture de la discussion, et dans notre rire.
En savoir plus :
- La Devise se joue au Théâtre Dijon Bourgogne du lundi 9 au vendredi 14 janvier 2017 à 20h. Parvis Saint-Jean, 21000 Dijon. Réservations au 03 80 30 12 12 ou en ligne sur le site
- La Devise sera jouée dans le cadre des “Spectacles en recommandé” à Besançon le 16 janvier 2017, puis Côté Cour, à Besançon toujours, du 30 janvier au 17 février 2017 et enfin au Service culturel d’Aubervilliers du 14 au 28 avril 2017
- La Devise sera joué au Théâtre Paris-Villette du 20 au 24 juin 2017
- La Devise tournera également dans des lycées lors de l’année 2017
- Le dossier du spectacle et les documents pédagogiques sont en ligne
- Le texte du spectacle est édité aux éditions Les Solitaires Intempestifs dans la collection jeunesse, prix: 10€
- Durée de la pièce : 55 minutes