Sorti en janvier 2024, L’enclave est le troisième roman de l’auteur Benoît Vitkine. La critique et l’avis sur le livre.
Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.
L’enclave : un troisième roman sur la liberté et le choix
Après Donbass et Les Loups, romans qui se déroulaient en Ukraine de nos jours, Benoît Vitkine s’intéresse aux conséquences de la tentative de putsch d’août 1991 en ex-URSS qui aboutira son écroulement, dans L’enclave aux Editions Les Arènes en ce début d‘année 2024.
En fin connaisseur de ce vaste pays par sa qualité de correspondant du journal Le Monde à Moscou, l’auteur présente des individus brutalement entourés par des pays, frères hier, désormais ennemis, pris dans un tourbillon de contradictions.
Entre Pologne au sud, Lituanie au nord et à l’est, Mer Baltique à l’ouest, dans L’enclave de Kaliningrad le mot liberté porteur de rêves et d’espoirs ne fut qu’un éphémère mirage. Dans son périple, de sa sortie de prison jusqu’à Sovietsk, anciennement Tilsit, connue pour ses traités de paix, sur la rive sud du Niemen, avec un crochet par Baltiisk pour profiter des plages, puis par Kaliningrad, l’ancienne Königsberg, la ville natale de Kant, là où le Gris fut condamné, de rencontre en rencontre, de surprise en surprise, de coup de tête en coup de tête, il découvre un monde en pleine déliquescence.
Dans ce tohu-bohu il doit imaginer ce qu’il pourrait devenir ou attendre un avenir prédéfini et immuable, privé de liberté, mot galvaudé dans L’enclave, jeté aux quatre vents. Chacun en a sa propre définition, applaudissant ou s’inquiétant de l’effondrement du régime totalitaire en vigueur depuis si longtemps. Entre exaltés pour un nouveau monde escompté, blasés ou philosophes face à la situation nouvelle, magouilleurs et profiteurs convaincus que rien ne changera véritablement, le Gris, dix-huit ans, « mèche blonde et silhouette allongée », « l’air d’un adolescent », progresse dans sa pérégrination, demeurant avant tout, de par ses actes, un petit voyou.
Six mois de prison dominée par la pègre, aux règles de cohabitation bien définies, protégé par le Vieux, ne l’ont pas découragé dans les errements qui le rendirent proscrit. Avec sa gueule d’ange, face à cette jungle sans règles, avec son charme indéniable aux yeux de la gent féminine, son bagout, son cynisme, il avance en se heurta nt à quelques déconvenues musclées. Violent, voleur, Le Gris n’est pas particulièrement sympathique, mais est parfois, très rarement, attachant. Tout se négocie, tout se vend, tout se brade, tout se vole.
Des musiques venues de l’Occident relayées par la Pologne submergent la jeunesse fortement enivrée d’alcools et à l’usage débridé de produits stupéfiants. La liberté, différente pour chacun, n’a aucune limite dans L’enclave, allant même pour certains jusqu’à croire que « les hommes deviendront meilleurs, plus justes », que « la propriété permettra à tous de vivre ».
La liberté c’est celle avant tout pour certains de développer leurs industries de crime, c’est celle pour d’autres de pouvoir profiter de tous les biens mal acquis, celle de fuir l’enclave pour ceux qui veulent rentrer chez eux en Lituanie, Lettonie, avant qu’il ne soit trop tard. Les villes sont grises, tristes, sans couleurs, semblent si différentes, plus belles avec une liberté inespérée et si incertaine.
L’enclave se révèle être un livre riche, touchant un peu à l’Histoire, au sujet des nationalités et de leur devenir, abordant aussi des thèmes philosophiques, et surtout est une véritable analyse sociologique, d’une large tranche de la population que croise le Gris. Les prémices de la future Russie sont largement présentes dans ce court roman. Ainsi, « Maintenant ce qui compte, c’est la consommation, le fric » et « si tu veux être quelqu’un, sois riche, pas libre ! ».
Un nouveau monde semble vouloir émerger mais le banditisme d’hier, vivace durant cette transition, perpétuera tous ses méfaits quel que soit la forme que l’état prendra, ainsi que pour les corrompus des forces étatiques ; policiers, hauts gradés de l’armée, homme politiques et bien d’autres encore. Violences, vols, malversations, si courants dans L’enclave, sont de solides bases pour établir les règles sociétales du lendemain, dans une véritable prison à ciel ouvert, où « ces foutus Moscovites », qui « sont incapables de s’occuper correctement de ce qu’ils ont mais ne jurent que par leur satané Empire », convaincus qu’ « il y aura des guerres », « maintenant ou dans plusieurs années, peu importe ». « La Russie n’a pas peur de la guerre.»
Benoît Vitkine analyse simplement mais en profondeur la nature humaine, partagée entre adeptes de la liberté et suppôts de la dictature, de la prévarication, haineux à l’égard de ceux qui ne veulent pas se fondre dans l’Empire déchu et se soumettre. Un livre qui ne se lâche pas.
En savoir plus :
- L’enclave, Benoît Vitkine, Les Arènes, janvier 2024, 184 pages, 18 euros