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La douleur fait naître l'hiver critique avis livre

Critique / “La douleur fait naître l’hiver” (2024) de Matteo Porru

Auréolé du prix Campiello Giovani en 2019, Matteo Porru compte déjà quatre romans à son actif dont le dernier, La douleur fait naître l’hiver, son premier en France vient de paraître. L’avis et la critique du livre. 

L’article vous est proposé par Chris L.

La douleur fait naître l’hiver : en plein coeur de la Russie

Nombreux sont les auteurs, de Tchékov à Claudo Giunta en passant par Julia Phillips ou Olivier Norek, qui ont donné corps à des romans ayant pour cadre la Russie, en des lieux souvent inhospitaliers où règnent un froid intense, la désolation, des souvenirs douloureux.

Ainsi en est il de l’île Sakhaline, des îles Solovki, du Kamtchatka, de Norilsk. Matteo Porru avec La douleur fait naître l’hiver, étend cette géographie à Vorkouta près de la mer de Kara dans le nord et aux quelques rescapés d’un village perdu et inhospitalier, Jievnibirsk, même pas indiqué sur les cartes. Il neige tout le temps face à une « mer gelée presque toute l’année ».

Que ce soit par le bagne, des camps de détention ou de travaux forcés, des centres de rééducation ou concentrationnaire, des colonies pénitentiaires, toutes ces formes privatives de liberté, d’avilissement de l’homme, du non respect de la vie, ont irrigué et irriguent encore ce vaste pays, marquant de manière indélébile les mémoires.

Elia Legasov ne sait plus l’âge qui est le sien, et s’en soucie peu. Les jours se succèdent et se répètent, fades et insipides, où les gestes se reproduisent machinalement, dans une solitude profonde.

Cependant il est fier d’être un Legasov. Il perpétue le métier de son grand-père puis de son père. Sans relâche, il répète les mêmes gestes, les mêmes circuits, aux mêmes heures.  « Il ne sait rien faire d’autre, s’y sent profondément prédestiné, n’a jamais fait que ça. »

Avec sa machine qu’il a  surnommée la Bête, Elia choisit scrupuleusement la pelle adaptée à la situation puis, déneige, déblaie l’une des dix routes menant au village, afin que la Mouche, un vieux Kamaz, unique camion à relier le village à Vorkouta à plus de deux cent kilomètres, puisse passer. C’est le seul lien avec le monde extérieur. Dans cette vie sans avenir, sans attrait, chaque jour à midi il retrouve son unique ami et voisin, Boris Gligorov, le temps de prendre un verre, parfois plus, de manger la soupe, et d’échanger quelques mots mais jamais un de trop.

Et brutalement l’arrivée de quatre hommes au village transforme le quotidien des quelques survivants de ce lieu hors du temps, sans femme et sans enfants. Quand une tempête contraint Elia à héberger ces inconnus, le roman se transforme. Le rythme lent et feutré du début de récit laisse place aux doutes, aux imprévus, aux interrogations, à des échanges verbaux, à l’ébauche d’une amitié nouvelle et à de multiples rebondissements.

Le village endormi, habitué au calme, à la blancheur immaculée des paysages, aux conditions de vie dantesques et spartiates, se trouve brutalement projeté dans un environnement inconnu, inquiétant. La douleur fait naître l’hiver où le passé, si longtemps enfoui, ressurgit. Sous la neige, à la blancheur rassurante qui enveloppe si bien les bruits, se cache de sombres souvenirs, totalement occultés. Bourrus, taiseux, méfiants, les villageois sont conscients que sous la pureté de la neige, étouffante et protectrice à la fois, des souvenirs cachés risquent de ressurgir, ceux d’un temps lointain. Les quatre étrangers, techniciens de leur état, sous la direction de « cravate bleue », Andrej Sobolev, ne sont venus que pour valider la présence d’une gigantesque réserve de pétrole.

une plume précise et déliée

La douleur fait naître l’hiver navigue entre la blancheur ouateuse des paysages et la noirceur des âmes des quelques habitants encore vivants, tous septuagénaires ou presque. Matteo Porru, à la plume précise et déliée, au sens aiguisé du rythme, est le grand artisan de cette incroyable histoire de personnes âgées, au passé enfoui au plus profond d’eux mêmes, où nombre de secrets sont percés.

Entre oubli salvateur et obligation de se souvenir, les protagonistes sont ballotés, prêts ou pas à affronter la vérité, aptes ou pas à en supporter les conséquences. Un livre qui mérite de trouver son public français. Il faut se laisser porter par les belles pages sur les tréfonds de l’âme humaine au milieu d’un univers monochrome ; le blanc, celui de la neige. Dans un texte concis, de moins de 170 pages, l’intrigue se dévoile lentement, par petites touches qui permettent de reconstituer le puzzle d’une vie éclatée. Un auteur à suivre.

En savoir plus :

  • La douleur fait naître l’hiver, Matteo Porru, Buchet Chastel, février 2024, 176 pages, 19,50 euros
Bulles de Culture - La Rédaction
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