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guerilleres-ordinaires (Texte Magali Mougel - Mise en scène Anne Bisang
© Samuel Rubio

♥ “Guérillères ordinaires” de Magali Mougel et Anne Bisang : Des maux comme des poings

Dernière mise à jour : mars 25th, 2019 at 02:31 pm

Pour l’un des moments-clefs du temps fort Mauvais Genre, Les Scènes du Jura ont associé l’écriture de Magali Mougel à la mise en scène d’Anne Bisang avec Guérillères ordinaires, un spectacle qui frappe d’un écho sonore et pénétrant. L’avis de Bulles de Culture sur cette pièce de théâtre coup de cœur.

Synopsis :

C’est un chœur de femmes (Rébecca Balestra, Océane Court, Julia Perazzini, Jeanne De Mont) qui se présente sur scène. L’une, emprisonnée dans sa rancœur, a suivi les pas de Médée en tuant ses deux enfants. L’autre, Léda, est mise à la porte parce que sa corpulence n’entre plus dans les exigences de son patron. La troisième doit voir mourir la femme qu’elle aime, tombée sous les balles de son père. Entre elles, une voix, un regard, une présence : une silhouette, celle d’une autre, avec la force de son chant.

Guérillères ordinaires : Des monologues et des tombes

guerilleres-ordinaires (Texte Magali Mougel - Mise en scène Anne Bisang)
© Pascal Bernheim

Guérillères ordinaires, ce sont trois textes indépendants de Magali Mougel regroupés thématiquement pour le spectacle. Le fil qu’ils viennent dessiner est cependant d’une ténacité absolue tant la mise en scène d’Anne Bisang vient les pétrir d’une seule et même chair. L’indépendance de chacun de ces trois textes introduit une forme de « contrainte » : le public voit se succéder trois monologues de femmes, brisées au plus profond d’elles-mêmes. Il faut bien reconnaître que Magali Mougel excelle dans l’écriture de monologue, et Guérillères ordinaires vient nous le rappeler une nouvelle fois.

Des mots qui viennent du ventre, qui se ressassent, se mâchent, se crachent. Répétitions, échos, c’est dans une logique spiralaire, celle de l’esprit qui rumine, que le sens se construit, que le drame se déploie. Dans une langue qui mêle le prosaïque au poétique, les monologues sondent les cœurs, les entrailles ; ils assènent ce qui n’a pas su être entendu, écouté, compris. Ce que Magali Mougel explore dans ces textes, c’est l’essence de la tragédie. Et le tragique qui émane du spectacle a la force et la violence de la tragédie antique : une douleur indomptable, une colère sourde qui a grondé trop longtemps comme le terreau d’une catastrophe. Ainsi, chaque héroïne en vient à creuser sa tombe, pour elle-même ou en elle-même.

Il s’opère toutefois un déplacement : si la tragédie éloigne de nous ces héros dont les passions engendrent des catastrophes, Guérillères ordinaires les rapproche de nous en mettant en scène des femmes qui, par leur simplicité, leur parcours, leurs revendications sont d’autres nous-mêmes. Ainsi Lilith n’a rien de la Médée magicienne et princesse maudite qui commet tout pour Jason ; il n’y a que l’horreur pour la ramener à l’extra-ordinaire du personnage mythologique. De même, Léda n’a plus rien de la jeune mortelle dont la beauté a subjugué Zeus ; elle est cette femme normale dont le corps a épaissi avec les années et dont seul le sourire est inchangé.

Une guérilla de corps

Ce qui fait encore la profonde unité de Guérillères ordinaires, c’est la dimension intimement physique de son propos. Car le corps de la femme est à la fois objet de désir, de possession, d’aliénation, et d’interdit. Il est en même temps vitrine et tabou. Magali Mougel s’empare de cette sensualité et la rend tangible, matériellement prosaïque. Sa langue est charnelle et charnue pour dire le dégoût, la rétractation du corps sur lui-même, tout comme l’intense désir.

Cette problématique du corps, la mise en scène d’Anne Bisang s’en empare également : la sobriété absolue dans les costumes et les accessoires est doublée d’un jeu éminemment physique, dans le sens où les comédiennes incarnent physiquement et brillamment ces femmes rongées au plus profond de leur chair. Tous les non-dits, les non-avoués, tous les silences tabous qui entourent la question du rapport au corps explosent : le rapport au sexe de l’autre, la sensation d’être aliénée par l’autre, le corps étendard qui doit se conformer aux diktats esthétiques de la société, le désir charnel et homosexuel. Ces trois femmes sont des êtres dans des corps qu’on a brisés, affamés, décharnés, humiliés.

La trame des guerres silencieuses ordinaires

guerilleres-ordinaires (Texte Magali Mougel - Mise en scène Anne Bisang)
© Samuel Rubio

L’héroïsme cruel de ces femmes, c’est cette brusque opposition à l’ordre des choses, à l’ordre qu’on leur impose. Guerillères ordinaires dit le ravage soudain qui s’opère dans les corps et dans les têtes de ces femmes. Rien ne les préposait à la catastrophe tragique, c’est l’anodin qui vient renverser d’un seul coup l’équilibre précaire.

C’est Lilith qui se focalise sur le fait que son mari vient brusquement lui imposer une fenêtre dans sa buanderie, lui imposer sa loi, la déranger dans « sa petite chambre », le seul espace qui lui soit propre. Sans ce simple minuscule bouleversement, Lilith n’avait rien d’une rebelle. Mais il suffit d’une goutte de trop pour que ne surgissent du fond de son être les flots de la colère qu’elle renfermait en elle depuis des années.

C’est Léda qui accomplit valeureusement sa tâche d’hôtesse d’accueil, jusqu’à ce que son patron ne trouve qu’elle n’offre plus une vitrine assez séduisante. La vaillante Léda serait pourtant restée petite soldate avec son sourire comme éternelle bannière sans cette violence soudaine qui l’amène à détester son propre corps.

C’est encore cette dernière jeune fille qui étouffe profondément son désir pour une autre femme, jusqu’à ce que son père ne fasse de la femme aimée une martyr. Qui aurait suivi docilement l’interdit qu’on lui avait opposé, qui n’aurait pas cherché à revoir cette fille qu’elle avait tant aimée, et qui se ferme au monde et à elle-même quand elle tient dans ses bras ce corps qu’elle a chéri.

Cette guerre que chacune mène aux marges de la société, aux marges du rassurant ordre établi, les transforme en guerrières de l’ombre. Et ces lianes qui coupent la scène viennent rappeler qu’une sauvagerie primaire se tapit dans les recoins de notre humanité. Loin de devenir les parangons d’un féminisme véhément, Guerillères ordinaires nous montre plutôt dans une violence parfois crue trois femmes victimes sur l’autel d’un ordre établi, voulu, dicté par les hommes.

D’une intensité brute, Guerillères ordinaires est un coup de poing magistral qui soulève la tempête dans la tête de chacun(e) et oblige à voir toute la férocité acérée de notre société à l’apparence si policée. Guérillères ordinaires vient donner grandeur et humanité à toute l’insensée souffrance, au déchirement le plus intime que cette société peut opérer en chacune, à la folie qui peut s’emparer d’un être brisé. C’est une pièce de théâtre coup de cœur de Bulles de Culture.

En savoir plus :

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Morgane P.

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