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Voyage dans le cinéma de Sergio Corbucci vincent jourdan
Editions Lettmotif

Interview / Entretien avec Vincent Jourdan, auteur du livre « Voyage dans le cinéma de Sergio Corbucci »

Plus connu surtout pour ses westerns à l’italienne baroques, Sergio Corbucci est un réalisateur de plus d’une soixantaine de longs-métrages. Vincent Jourdan, journaliste cinéma, consacre son premier ouvrage à l’œuvre du cinéaste. Rencontre avec l’écrivain. 

Vincent Jourdan : Voyage dans le cinéma de Sergio Corbucci

Cédric Lépine : Quel est le contexte qui vous amène à consacrer une monographie à Sergio Corbucci ?
Vincent Jourdan :
À l’origine, j’ai été marqué à 15 ans par la découverte du western Le Grand silence avec Jean-Louis Trintignant et sa fin nihiliste qui m’avait choquée. J’avais voulu en savoir plus sur son réalisateur mais je n’ai pu découvrir ses autres films que plus tard avec le DVD. Quand j’ai créé mon blog Inisfree en 2004, j’ai écrit à plusieurs reprises sur ses films, ce qui a suscité des échanges qui m’ont incité à approfondir le sujet. C’est comme cela que l’idée d’un tel ouvrage est venue progressivement. Je me suis rendu compte que rien n’existait de complet sur Corbucci, ce qui en faisait un territoire vierge à explorer. J’ai aussi vu que sa carrière est plus riche et complexe que ce que ses westerns laissaient penser et qu’elle épouse, mieux que beaucoup d’autres, tout un mouvement de l’histoire du cinéma italien à l’époque de son âge d’or. Ça m’a semblé stimulant car cela dépassait le simple cadre des quelques films “cultes” les plus connus.

C. L. : Vous citez en introduction la découverte déterminante du Grand silence : ce film occupe-t-il encore une place à part pour vous dans la filmographie de Corbucci ?
V. J. :
Je crois que les films qui nous marquent à l’enfance ou à l’adolescence se font une part de choix dans notre esprit. Et celui-ci m’a marqué particulièrement. Avec les années, je trouve qu’il conserve intact son pouvoir de fascination et sa force subversive.

“J‘ai été marqué à 15 ans par la découverte du western Le Grand silence avec Jean-Louis Trintignant et sa fin nihiliste

C. L. : Quelles sont les singularités du cinéma de Sergio Corbucci ?
V. J. :
C’est quelqu’un qui a réussi à développer des choses assez personnelles dans un cadre très commercial, celui du cinéma de genre et des films populaires. Il s’est attaché à quelques figures, le duo de personnages de caractère différents obligés de travailler ensemble, la femme qui porte un regard “moral” sur les actions des hommes, la vanité des grands idéaux, qu’il a déclinées de film en film. Il pratique ensuite un cinéma vigoureux, où l’action compte beaucoup et où les scènes comptent parfois plus que l’ensemble. Du coup, il a une certaine tenue sur l’ensemble de sa carrière, peu de vrais ratages, tout en ayant souvent des faiblesses à l’intérieur même de ses films. Il possède enfin un sens de l’humour assez sarcastique, une ironie mordante, qui tranche sur nombre de ses collègues et qui me séduit.

C. L. : Corbucci a-t-il bénéficié d’un contexte favorable en Italie au moment où il a commencé à réaliser ?
V. J. :
Après la libération de Rome en juin 1944 qu’il vit comme une “seconde naissance” (je le cite), Corbucci, qui a 18 ans, va s’immerger dans la vie sociale et artistique autour de la Via Veneto, la “Dolce vita” immortalisée par Fellini. Et par le jeu des rencontres dans une atmosphère bouillonnante, il entre en cinéma. Il est d’abord assistant puis assez vite il tourne son premier film en 1951 Salvate mia figlia. Il bénéficie en plein de la dynamique initiée par le néoréalisme dans la foulée des films de Rossellini ou de De Sica et de la reconstruction d’un cinéma en rupture avec les années du fascisme et de la guerre. C’est ce qui explique qu’il démarre sa carrière avec des mélodrames “réalistes” même s’il ne se sentait pas à l’aise avec le genre et qu’il a rêvé très vite de faire autre chose.

la comédie à l’italienne a toujours été un observatoire attentif et critique de la société de son temps

C. L. : Pour vous, en quoi les films de Corbucci peuvent-ils dresser un portrait de la société italienne de son époque ?
V. J. :
Je crois que c’est la grande force du cinéma italien de la grande époque, de la fin de la guerre à la crise des années 1970, d’avoir été en phase avec son temps, que ce soit le cinéma “intellectuel” ou engagé comme le cinéma populaire qui procédait par allusions souvent limpides. Le néoréalisme a aussi impulsé une tradition de tournages sur le terrain et un intérêt pour les petites gens. Par exemple chez Corbucci, il tourne Suonno d’ammore en 1955 dans un village de pêcheurs à Vico Equense avec de nombreux détails documentaires, quelque chose que l’on retrouve dans sa description du monde des routiers dans Deux grandes gueules en 1974. Ensuite, la comédie à l’italienne a toujours été un observatoire attentif et critique de la société de son temps et Corbucci l’a beaucoup pratiquée. Un film comme Gli onorevoli en 1963 est un portrait incisif des mœurs politiques de l’époque.

C. L. : Quelle fut l’évolution du regard sur le cinéma de Corbucci par la critique italienne et internationale ?
V. J. :
En Italie, on lui a d’abord reconnu un petit talent de bon artisan, puis un savoir faire certain dans les années 1960. Quelques critiques vont un peu plus loin à partir des années 1970 sans aller jusqu’à une véritable étude de son travail, mis à part le projet interrompu d’Orio Caldiron, critique et historien reconnu. Après sa mort, l’intérêt grandissant pour le cinéma de genre amènera petit à petit à le considérer comme un réalisateur important. Au niveau international, mis à part ses quelques westerns très connus qui lui valent d’être considéré comme le grand rival de Sergio Leone, il est largement négligé. Il faut dire aussi que plus de la moitié de sa filmographie n’a pas passé les frontières. Aujourd’hui, on découvre la richesse de son œuvre. La rétrospective à la Cinémathèque française en juillet 2018 a permis de montrer une trentaine de films dont plusieurs inédits. Mais il reste encore des choses à voir.

C. L. : Quels étaient ses genres de prédilection ?
V. J. :
Le western a certainement compté pour lui mais il s’en est détourné sans regrets. Je crois qu’au fond la comédie était son élément naturel parce que cela correspondait à sa personnalité. D’un autre côté, il a toujours été attiré par le cinéma d’action à l’américaine, le cinéma classique d’Howard Hawks ou Raoul Walsh s’entend, et par les réalisations italiennes épiques de Mario Bonnard ou Alessandro Blasetti. Il n’aimait pas les mélodrames de son début de carrière et, s’il a touché à plusieurs genres, il est toujours revenu à la comédie, et il a toujours inclus de la comédie dans ses films, même les plus sombres qui ont fait sa réputation. Quand on revoit Django aujourd’hui, on se rend compte de la part d’humour et de distance que comporte ce film.

“Quentin Tarantino a toujours clamé sa dette envers le réalisateur de Django”

C. L. : Quelles sont ses sources majeures d’inspiration, au cinéma et en dehors du cinéma ?
V. J. :
Comme Fellini, il a eu une jeunesse marquée par la bande dessinée des années 1930, les récits d’aventure. Il semble avoir été très curieux de ce qui se passait autour de lui, citant Godard dans un entretien. Et il ne faut pas oublier qu’il évoluait dans un milieu très ouvert, côtoyant aussi bien Roberto Rossellini que Sergio Leone, Fellini que Fulci. Il y avait beaucoup d’échanges entre tous ces gens. Ses films empruntent à toute une contre-culture des années 1960, la musique, la bande dessinée, le graphisme, et toutes les idées de cette époque. Par exemple, il fait de Tomás Milián un clone farfelu de Che Guevara dans Compañeros en 1970. Mais il a aussi ce goût du cinéma américain classique. Il fait jouer Joseph Cotten, Ernest Borgnine, Anthony Quinn, Capucine… Il cite Hitchcock dans Giallo napoletano et Ford dans Un drôle de flic. On retrouve aussi quelque chose du cinéma d’Howard Hawks dans sa façon de traiter les rapports entre les personnages, le goût pour l’action, la décontraction et le professionnalisme.

C. L. : Quels sont les héritiers de Corbucci ?
V. J. :
Quentin Tarantino a toujours clamé sa dette envers le réalisateur de Django qu’il cite de différentes manières et dans plusieurs films. Mais il est aussi revendiqué par Alex Cox ou le japonais Takashi Miike auteur d’un curieux Django chez les samouraïs. À son époque, s’il a de son côté beaucoup puisé autour de lui, il a aussi beaucoup inspiré ses collègues. Il y a eu de nombreux sous-Django.

Cet article vous est proposé par le chroniqueur Cédric Lépine.

En savoir plus :

  • Voyage dans le cinéma de Sergio Corbucci, Vincent Jourdan, Editions Lettmotif, janvier 2023, 282 pages,
Bulles de Culture - Les rédacteur.rice.s invité.e.s

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