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Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars photo spectacle
Le spectacle "Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ?" © Heloise Faure

♥ Critique Avignon Off / “Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ?” de Carole Thibaut

Bulles de Culture a découvert au Conservatoire du Grand Avignon, et dans le cade du Festival Off Avignon 2022, la dernière pièce de Carole Thibaut, Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? une pièce prenante sur le thème des conflits familiaux. L’avis et la critique théâtre de Bulles de Culture sur cette pièce coup de cœur.

Synopsis :

Le père (Olivier Perrier) arrive ; il n’a pas vu sa fille (Carole Thibaut) depuis longtemps ; mais elle n’est pas ravie de sa venue et refuse de se laisser amadouer. Le père s’accroche alors comme à un rocher à la présence de celui qui partage la vie de sa fille (Jacques Descorde).

Mais que reproche-t-elle à ce vieux père pour lui refuser ainsi l’accueil et l’assistance, le pardon et la résilience ?

Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? un huis clos resserré

Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars photo spectacle
Le spectacle “Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ?” © Heloise Faure

Une scène carrée, qui rappelle un ring de boxe, un mange-debout au centre et le public réparti sur trois des faces. Le ton est donné par le choix de cette disposition scénique : dans le duel qui va voir s’affronter père et fille, il semblerait que l’on va être invité-e à compter les points.

Et cela se confirme ; on comprend vite qu’on sera l’arbitre de la question qui donne son titre à la pièce, Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ?, et à laquelle vient se greffer une seconde interrogation : venir annoncer sa mort prochaine donne-t-il le droit à un pardon immédiat ?

La langue de la pièce se fait immédiatement incisive, épurée, rendant ainsi parfaitement compte de la posture des deux protagonistes, sur la défensive, protégeant leurs arrières, et se rendant coup pour coup dans les attaques et les reproches.

Carole Thibaut met bien en lumière la tension extrême de ces retrouvailles, qui ne sont pas réciproquement souhaitées, et la violence, latente d’abord, de relations paternelles dysfonctionnelles et toxiques.

Seul étranger dans ce huis clos familial restreint, le compagnon de la fille qui refuse de s’immiscer et de jouer les arbitres, mais qui ne peut pour autant s’empêcher de juger, de revenir, d’intercéder ; on ne comprend qu’à l’extrême fin ce personnage énigmatique, et cette ultime révélation fait partie des vraies trouvailles et de la réussite globale de la pièce.

Ce triangle, qui voit se déséquilibrer sans cesse les forces en présence, fonctionne en tout cas incroyablement bien, dans l’écriture et la mise en scène déjà, et grâce aux performances des trois comédien-ne-s.

L’affrontement entre un Olivier Perrier bluffant et une Carole Thibaut sidérante est d’une réussite absolue et glace le sang plus d’une fois, il faut bien le dire !

Les fantômes du passé

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Le spectacle “Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ?” © Heloise Faure

Avec Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? Carole Thibaut questionne brillamment les obligations de la famille, et la possibilité de se soustraire ou non à ces obligations quand la famille que l’on a connue s’est avérée dysfonctionnelle et destructrice.

Elle donne à voir l’infinie violence des postures de domination, de contrôle et d’assujettissement ; et cette violence familiale, souvent taboue, mérite d’être dite, montrée, dénoncée.

Car s’il est si difficile d’échapper aux emprises toxiques, c’est que les bourreaux ont plus souvent le visage tranquille du bon père de famille que l’allure d’un monstre que l’on démasque sur le champ.

Carole Thibaut le rappelle avec brio dans Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? L’on voit ainsi à l’œuvre, et Olivier Perrier excelle à le montrer, toutes les manipulations verbales, les entreprises de chantage affectif, les contorsions relationnelles.

Loin de notre ancrage judéo-chrétien, la pièce pose aussi la question du pardon, et soutient l’idée que tout ne se pardonne pas, que la résilience reste un choix, que certaines choses ne s’effacent tout simplement pas, même si tout cela nous dépasse.

Comment construire sans pardonner, comment faire avec ces blessures et leurs dégâts ? Carole Thibaut montre que même sans perfection, on arrive à trouver des façons.

Les dominations masculines

Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars photo spectacle
Le spectacle “Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ?” © Heloise Faure

Autre élément important de la pièce : l’omniprésence des stéréotypes de genre dans la famille. Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? met parfaitement en lumière les injonctions différenciées, les traitements différenciés, les attentes différenciées. Tout ce que l’on observe mais dont on peine à s’échapper.

Carole Thibaut montre tout le mal que créent ces stéréotypes de genre et ces inégalités filles-garçons dans les relations familiales, qu’elles soient fraternelles ou parentales.

Tout ce qui persiste encore aujourd’hui quand ce sont les filles qui prennent en charge leurs vieux parents, quand ce sont les hommes que l’on autorise à boire beaucoup, à frapper « quand il le faut », à échapper aux contraintes domestiques.

Aux unes la douceur, aux autres la poigne ; aux unes la bienveillance, aux autres la colère et la violence.

Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? rappelle brillamment que la société en général et la famille en particulier ne sont pas tendres avec celles qui échappent aux attendus de leur genre, et qui revendiquent réussite, émancipation, libération, indépendance, celles dont la solitude est vue comme une preuve d’égoïsme et d’excès, et leur refus la maternité bien sûr comme un échec.

Façon habile de ne pas concevoir l’idée que ce soit leur famille même qui les ait conduites dans ce rejet franc des impératifs qu’on a voulu leur imposer. Idée fascinante et abyssale bien sûr que l’on finit par être façonnée par tout ce qu’on a voulu rejeter.

Notre avis ?

Elles sont rares les pièces qui affrontent la relation conflictuelle au père avec tant de profondeur et de finesse, sans compromis mais sans excès, avec ses non-dits et ses violences, avec ses manipulations et ses souffrances.

Pas de manichéisme, pas de moralisation, pas de bien-pensance dans la pièce Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ?. Carole Thibaut nous livre au contraire une peinture très juste des brutalités raffinées mais cachées que la famille peut receler. Tout ce qui mérite d’être montré !

En savoir plus :

  • Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? au Festival Off Avignon 2022 au Théâtre des Halles / Conservatoire du Grand Avignon, du 9 au 26 juillet 2022 à 17h30. Relâches les 13, 20 juillet
  • Durée du spectacle : 1h15
  • A partir de 15 ans
Morgane P.

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