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Les silences critique livre avis Luca Brunoni

Critique / “Les silences” (2023) de Luca Brunoni

Luca Brunoni, originaire du canton italophone du Tessin, helvète aimant pratiquer l’italien,  partage son temps entre Lugano, sa ville de naissance, et Neuchâtel où il enseigne le droit. Bien que parlant le français depuis son enfance, il n’écrit que dans sa langue natale n’envisageant en aucun cas recourir à un autre idiome, ni même à jouer le rôle de traducteur pour ses propres écrits. Ainsi pour Les silences, sorti en Suisse en 2019 et chez Finitude depuis février 2023, cette tâche a été confiée à Joseph Incardona, confrère italo-suisse, connaissant bien la France, qui s’acquitte avec brio de cette mission. La critique et l’avis sur le livre. 

Les silences : désolations au sein d’un village

« Orphelins, enfants de mères célibataires, de parents pauvres ou alcooliques, ils ont été des milliers en Suisse, entre le XIXe siècle et 1960, à être placés de force en maison de rééducation ou dans des familles d’accueil – souvent chez des paysans en quête de main-d’œuvre bon marché. » Au milieu du XXe siècle, Ida, treize ans seulement bien qu’elle en paraisse plus, est l’une de ces enfants qui découvre la vie à la ferme, chez les Hauser, plus exactement les tâches ingrates qu’elle doit y accomplir, une véritable exploitation, sans amour, sous l’œil lubrique d’Arthur, de plus en plus aviné, les coups et les vociférations haineuses de son épouse Greta. La première partie du roman Les silences, lui est consacrée. C’est elle qui raconte ce qu’elle vit, ce qu’elle ressent, ce qu’elle endure, elle qui évoque sa mère disparue et « le vélo posé contre le mur. La roue tordue. »

Entre un homme taiseux et une femme aigrie qui s’est vue imposer par son mari cette étrangère, Ida découvre une nourriture chiche, une literie faite de paille dans l’étable, puis un matelas dans un débarras. Un carcan strict lui interdit tout lien externe. Néanmoins elle réussit à établir un contact avec le fils cadet du maire, Noah, qui ne pense qu’à fuir son village, le plus loin possible. Tout est mesuré, masqué, pour échanger quelques mots, pour partager quelques instants. Tout est compliqué dans ce village où les personnes parlent peu, partagent des secrets comme celui de la disparition mystérieuse d’un homme laissant seuls femme et enfant. Ida ne doit rien dire, rien contester, faire le dos rond,  tout accepter faute de finir en institut aux conditions de vie encore plus déplorables.

Cette première partie est remplie d’interrogations sur ce qu’ont pu se dire le maire et Arthur lors d‘un rendez vous en l’absence de tout témoin, sur ce qui a effrayé Noah un soir derrière une vitre, sur ce qu’Arthur et Greta peuvent bien se raconter une fois la porte de leur chambre fermée. Et dans cette communauté taiseuse bien d’autres individus sont enferrés dans des non-dits, silencieux par nécessité.

La seconde partie du roman Les silences, apporte des réponses aux interrogations qu’Ida se posait. Ainsi le lecteur découvre ce qui s’est dit dans certaines maisons hors de la présence de la jeune fille, ce qui a été vu par Noah et qui l’a bouleversé. Tous les villageois sont passés au crible, des fils ténus les reliant les uns aux autres. Ils partagent des secrets, sont agités par des jalousies, des rancoeurs, des frustrations, des mensonges, le souvenir de malheurs vécus. Les  silences qu’ils s’infligent s’avèrent protecteurs, face à un environnement hostile au cœur des montagnes, dans une bourgade pauvre où règnent violences physiques et psychiques.

Peu importe le lieu exact où se déroulent les évènements, ceux ci étant reproductibles en maints autres endroits en Suisse à cette époque. Cette seconde partie permet de nuancer le jugement, sur les personnages, né de la vision qu’en avait Ida. Il n’y a jamais de jugement sur les comportements de chaque intervenant, il n’y a que des faits qui sont relatés de manière directe, épurée, sans fioritures. C’est un roman noir, social, dans le monde rural d’une époque révolue. Tendu d’un bout à l’autre, les solitudes, les peines s’additionnent, les rêves sont vite bannis de la vie de ceux qui pensaient à s’évader. Luca Brunoni sait maintenir une atmosphère pesante, en distillant subtilement le suspens sur un rythme soutenu. Des secrets sont révélés, de nouveaux naissent, inavouables, rendant indissociables leurs acteurs dans le futur.

L’avis sur le livre

Pour son troisième roman, le premier traduit en France, le quadragénaire du Tessin mérite pour Les silences de trouver son public, tant pour l’histoire d’un village rempli de désolations, que pour sa construction en deux parties où s’emboitent les évènements, que pour ses personnages, que pour son écriture épurée et son absence de didactisme.

En savoir plus :

  • Les silences, Luca Brunoni, Finitude, 256 pages, février 2023, 19 euros
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