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les pêcheurs d'étoiles

[CRITIQUE] “Les Pêcheurs d’étoiles” (2016) de Jean-Paul Delfino

Dernière mise à jour : avril 11th, 2019 at 03:55 pm

Jean-Paul Delfino est écrivain et scénariste, auteur notamment d’une Suite brésilienne, une histoire du Brésil en neuf romans. Dans Les Pêcheurs d’étoiles, il nous invite à suivre les pas d’Erik Satie et de Blaise Cendrars le temps d’une nuit parisienne de 1925. Le livre est sélectionné pour recevoir le Prix des lecteurs au Salon du Roman Historique de Levallois 2017, dont Bulles de Culture est partenaire. Notre avis et critique sur le livre.  

Synopsis :

Dans un « beuglant » de Montmartre, le Chien qui fume, où se retrouvent des Russes blancs exilés, assoiffés et nostalgiques de leur patrie, Blaise Cendrars rencontre par hasard Erik Satie. Les deux hommes se connaissent déjà. Leur conversation s’engage sur un opéra-ballet que Cendrars devait écrire pour Satie et que Jean Cocteau lui aurait volé… Les imprécations et les gestes impétueux du musicien agacent la clientèle du caboulot, passablement éméchée et en quête de bagarre… Fuyant les ennuis qui s’annoncent, nos deux hommes se retrouvent dehors, pas avant toutefois que Cendrars eût montré son Browning pour tenir en respect la « montagne d’orgueil slave »… Ainsi commence une folle promenade qui les mènera au cœur du Paris nocturne, artistique, mondain et interlope.

 

Les Pêcheurs d’étoiles : Fantôme d’amour

 

Les Pêcheurs d’étoiles

Biqui ! C’est ainsi que Erik Satie nomme Suzanne Valandon, celle qu’il n’a cessé d’aimer depuis plus de trente ans et qu’il n’a pas revue depuis l’unique nuit d’amour passée avec elle et l’échec de sa demande en mariage. Il la recherche et Blaise Cendrars s’associe à sa quête désespérée : même si Paris est grand, elle le retrouvera si elle l’a dans la peau, elle suivra « les lampadaires dans la nuit ».

Le musicien croit la voir partout, dans ce bistrot de Montmartre ou sous la forme d’un « éclair rouge tirant sur le safran » au cimetière du Père-Lachaise, près de la tombe d’Apollinaire. Les deux artistes tentent leur chance à la Closerie des Lilas,  dans les combles de l’Opéra de Paris, où ils ne rencontrent que des vieilles femmes qui tricotent, d’anciens petits rats de l’opéra déchus qui se mettent à raconter leur histoire…

Satie retrouvera-t-il sa Biqui ou bien ne poursuit-il que des fantômes depuis longtemps évanouis ? « L’essentiel dans un voyage est le voyage lui-même. Jamais le but », lui affirme Cendrars.  Et pour tenter sans doute de le guérir de son obsession, le poète glisse au musicien qu’il « y a des saletés dont on tombe amoureux sans l’avoir voulu, comme on attrape une pleurésie ou une petite vérole », avant de reconnaître lui-même, saisi par cette évidence, que l’amour se passe d’explication : « Mais parce que elle, précisément… »

Tableaux parisiens

 

Jean-Paul Delfino
© Christophe Billet

En cherchant Biqui, les deux hommes vont faire des rencontres au hasard de leurs pérégrinations. Des gens ordinaires mais néanmoins hauts en couleur, comme les trois tricoteuses de l’Opéra, les Russes blancs du bistrot montmartrois ou encore ces gitans de la zone d’Austerlitz qui prêteront la descendante de la fameuses girafe Zarafa à Cendrars pour « dire deux mots à Cocteau », le voleur d’opéra, dont la description n’est pas vraiment avantageuse.

C’est aussi toute la bohème montmartroise et les Montparnos que le lecteur va croiser, sous la forme de souvenirs, d’évocations ou de personnes réelles, comme Chagall, Cocteau et sa cour. C’est tout un univers qui revit lorsque des anecdotes nous sont racontées autour d’Apollinaire, de Modigliani, des Delaunay, de Toulouse-Lautrec, du cabaret Le Chat noir

En effet, cette virée nocturne aborde de façon romancée, mais néanmoins très documentée, la biographie des deux hommes. La vie aventureuse de Cendrars, grand blessé de la première guerre mondiale – il y perdit le bras droit –, et déjà grand voyageur en 1925, contraste avec celle de Satie, très sédentaire, et qui a connu la pauvreté, « la petite fille aux yeux verts » comme il l’appelle, pratiquement toute sa vie. Qu’est-ce qui alors réunit les deux hommes ? Sans doute le sentiment d’être pleinement vivant, l’inspiration, « le reflet des étoiles se réverbérant dans le miroir noir de l’océan infini », l’intuition fulgurante qu’on a, par l’art, le pouvoir de transfigurer le réel en un objet de contemplation poétique presque infini.

C’est aussi le désir de partir à la « pêche aux étoiles » qui inspire et consacre la virée finale, celle que le poète offre à son ami au soir de sa vie, dans un train pour Bordeaux. Cendrars éprouve alors « ce sentiment rare de plénitude qui fait que l’on sait, avec une évidence aveuglante, que l’on est au bon endroit, au bon moment. Et, surtout, que l’on a fait le bon choix. » L’émerveillement d’enfant de Satie, lui qui n’a jamais fait qu’un voyage à Monaco, a quelque chose de bouleversant. Elle lui donne la sensation grisante de tout laisser derrière lui : « Et merde à Paris ! Et merde à Biqui ! Et merde au monde entier ! »

Si l’un s’en va, l’autre arrive : au moment où Satie disparaît, la carrière de Cendrars, plus jeune de vingt ans, va prendre un nouvel essor avec la parution de son roman L’Or. Cendrars a encore beaucoup de choses à vivre et de livres à écrire. Les Pêcheurs d’étoiles, en réunissant pour une nuit ces deux artistes majeurs, nous aura fait partager un peu de cette magie poétique qui animait ces existences libres, et la formidable émulation artistique et bohème du Paris du début du XXe siècle.

En savoir plus  :

  • Les Pêcheurs d’étoiles, de Jean-Paul Delfino, éditions Le Passage, septembre 2016, 236 pages, 18 €
  • Les Pêcheurs d’étoiles est en lice pour le Prix des lecteurs  dans le cadre du Salon du Roman Historique de Levallois 2017
Marie-Laure Surel

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