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Le Grand Jeu Céline Minard

[CRITIQUE] “Le Grand Jeu” (2016) de Céline Minard

Dernière mise à jour : septembre 4th, 2020 at 05:22 pm

Trois ans après Faillir être flingué, qui l’a fait connaître du grand public, Céline Minard revient avec Le Grand Jeu, un roman qui nous fait partager l’isolement volontaire d’une femme dans la montagne. Récit de survivant façon Robinson, ou plutôt nature writing dans la lignée de Walden, de l’auteur américain Henry David Thoreau ? Qu’en est-il exactement de ce Grand Jeu, au titre énigmatique ? Notre avis sur le livre.

Synopsis :

Une femme, dont on ne sait rien, se fait déposer par un hélicoptère sur un massif alpin, un « îlot de deux cents hectares de roche » qu’elle a acheté. Tout est prévu pour la survie à durée indéterminée : elle pourra pêcher la truite, cultiver, organiser son existence dans une quasi-autarcie, et se déplacer à la manière d’un alpiniste sur la roche et les sentiers de montagne. Elle logera dans un habitacle, petite merveille technologique et écologique, de taille réduite (« c’est mon tonneau » dit-elle), un cocon qui la mettra à l’abri du monde et des autres, dont on sait bien qu’ils sont l’enfer : « un ingrat, un envieux, un imbécile » semblant résumer l’humanité imparfaite dont souhaite se passer cette femme. Sauf que dans ce rêve d’isolement ultracontrôlé, vient se coincer un grain de sable. Et l’imprévu resurgit… Le Grand Jeu ?

Le Grand Jeu : Là-haut

Le Grand Jeu Céline Minard
© Lea Crespi

Ce qui frappe le lecteur dans les premières pages du Grand Jeu, c’est la dimension technique de la description des conditions de vie du personnage. Nulle subjectivité ne vient entraver la gestion matérielle du quotidien : il y est beaucoup question de techniques d’alpinisme et de jardinage – l’apprivoisement nécessaire de cet environnement somme toute austère. De cette femme, d’ailleurs, le lecteur n’apprend rien et n’apprendra rien, ni son âge, ni sa profession, ni les motivations concrètes qui l’ont poussée à aller voir ailleurs ce qui s’y passait : défi, mise à l’épreuve, désir de solitude, quête de sagesse ?

Le récit des promenades journalières alterne avec des questionnements intérieurs sur l’existence et la relation à autrui. La narratrice se demande si « on peut s’exercer à l’événement. À ce qui arrive, au monde. » C’est la vie qui va se charger de lui apporter la réponse, pas forcément sous la forme qu’elle aurait souhaitée, bousculant l’organisation méticuleuse de sa retraite…

« On ne peut pas jouer seul aux échecs »

Le Grand Jeu Céline MinardLa narratrice s’aperçoit un jour qu’elle n’est pas seule sur la montagne. Sa première réaction est un refus net de la relation : « Il n’était absolument pas prévu que je partage quoi que ce soit avec quelqu’un et encore moins tout un espace – mon espace ! Il n’était pas prévu qu’un humain me dérange, j’avais pris de strictes dispositions pour que cela n’arrive pas. Il est hors de question que j’ai à supporter quelqu’un. Fût-il moine, muet, et vêtu d’un sac. »

Et pourtant, l’événement a surgi sans prévenir, débordant le cadre de l’envisageable. Et le réel a une drôle de tronche : une créature sortie de nulle part comme un diable de sa boîte, sous l’apparence peu ragoûtante d’un tas de laine doté d’un ongle à l’index de vingt centimètres… Un personnage pour le moins étrange, une femme ermite vivant dans une sorte de bergerie, apparemment portée sur la bouteille. Tout sauf le genre de voisinage rêvé, envahissant de surcroît… Mais nous n’en dirons pas plus, laissant le lecteur découvrir lui-même le déploiement initiatique de cette relation dans le roman.

Enfin, dans Le Grand Jeu, la rencontre avec autrui naît aussi du monde animal. Au cœur de cet environnement sauvage et aride, la présence des isards, qui veillent, ou d’un petit carabe rouge, un insecte, que la narratrice observe avec l’attention d’un naturaliste, est réconfortante. Les éléments s’imposent aussi avec la force brute de la nature, destructrice, violente : le vent, l’orage, qui électrise l’habitacle et l’épouvante au point qu’elle défaille. La description de cette sensualité, plus simple que la relation avec les êtres humains, nous donne peut-être les plus belles pages de ce roman.

Pour conclure, nous dirons qu’à l’instar de ce petit refuge sophistiqué, Le Grand Jeu de Céline Minard est une sorte d’«ovni », un objet littéraire insolite et unique en son genre : le récit abrupt et sec comme le décor d’un isolement volontaire, vécu parfois comme une quête hallucinatoire, avec ses probables visions fantasmagoriques et ses révélations. Le personnage en sortira-t-il changé ? A-t-il trouvé les réponses aux nombreuses questions qu’il a partagées avec le lecteur ?  Céline Minard nous invite à respirer l’air plus pur des cimes, pour reprendre la célèbre métaphore nietzchéenne.

 

En savoir plus :

  • Le Grand Jeu, Céline Minard, Éditions Rivages, août 2016, 192 pages, 18 €
Marie-Laure Surel

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