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[ITW] Antoine Boutet, réalisateur de “Sud Eau Nord Déplacer” (2014)

Dernière mise à jour : mars 30th, 2020 at 10:14 am

Notre rencontre avec Antoine Boutet, réalisateur de Sud Eau Nord Déplacer, un film exceptionnel aussi bien du point de vue des rencontres humaines que de son esthétique.

Synopsis :

Le Nan Shui Bei Diao (南水北调) – littéralement, Sud Eau Nord Déplacer – est le plus gros projet de transfert d’eau au monde, entre le sud et le nord de la Chine. Sur les traces de ce chantier colossal, le film dresse la cartographie mouvementée d’un territoire d’ingénieurs où le ciment bat les plaines, les fleuves quittent leur lit, les déserts deviennent forêts, où peu à peu des voix s’élèvent, réclamant justice et droit à la parole. Tandis que la matière se décompose et que les individus s’alarment, un paysage de science-fiction, contre nature, se recompose.

Par la violence à laquelle il nous confronte, le film Sud Eau Nord Déplacer constitue un écho documentaire formidable à A Touch of Sin de Jia Zhangke (Prix du scénario, Cannes 2013), ainsi qu’à Black Coal de Diao Yi’nan (Ours d’or du meilleur film, Berlin 2014). Mais le film résonne aussi, étrangement, avec la mort récente du jeune étudiant Rémi Fraisse qui s’opposait à la construction d’un barrage en France.

 S’opposer

 

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 © Zeugma Films

Bulles de Culture : dans Sud Eau Nord Déplacer, vous partez en Chine et vous ouvrez le film sur une description mythologique des lieux que vous allez parcourir.

Antoine Boutet : le film commence en effet par un texte extrait d’un recueil de l’Antiquité chinoise, le classique des montagnes et des mers. Il y a évidemment un décalage entre la Chine d’aujourd’hui et les préoccupations qui étaient liées au paysage et à la géographie il y a plusieurs millénaires. Ce début peut sembler énigmatique, mais ce texte est comme une source. Les questions de paysage, de l’eau et de sa transformation, ont toujours existé en Chine. Le texte d’ouverture raconte la genèse d’un territoire des points de vue géographique et fantastique, et met en perspective ce qui va suivre. Il n’y a pas d’autre apport de textes dans le film…

Bulles de Culture : … sauf ceux des affiches officielles, « Les gens des plaines aiment le Parti Communiste », « Verdir le désert, construire la Chine du Nord », …

AB : bien sûr ! Ces phrases prolongent le premier texte, d’une certaine manière, car on peut en faire

une lecture mythologique actuelle du territoire. Elles montrent la force de la propagande, la volonté d’afficher à même le paysage l’image d’un pouvoir fort. Le texte d’ouverture rappelait la force du lien de la culture chinoise à la nature et aujourd’hui encore, le rapport à l’eau est prédominant dans l’organisation du pays. Beaucoup des chefs d’état sont d’anciens ingénieurs hydrauliques. D’une certaine manière, maîtriser l’eau, c’est maîtriser le peuple, cela fait partie de la gestion politique. Ces slogans le rappellent.

Bulles de Culture : Ce chantier gigantesque va durer 50 ans. Comme dans votre film précédent, dans lequel le héros creusait et sculptait une grotte, vous cherchez à mesurer notre rapport à l’infini.

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 © Zeugma Films

Antoine Boutet : c’est fascinant comme nous pouvons nous projeter dans des travaux, dans des perspectives qui dépassent notre propre existence. Dans tous mes films, ce qui m’intéresse, c’est de partir d’une situation que je découvre, ancrée dans le présent, et qui permet de se projeter. Dans Sud Eau Nord Déplacer, cette entreprise de l’état chinois va durer tellement longtemps que j’y ai vu de la science-fiction. Ça m’est apparu au montage, j’ai eu l’impression de me retrouver dans un film d’anticipation. Où est-on ? Dans quel temps ? Après une catastrophe ? Avant ? Cette incertitude plane par moments dans le film et ce sentiment d’étrangeté, qu’on retrouve aussi dans Le Plein Pays, me permet de conserver une tension.

Bulles de Culture : Vous n’aviez pas perçu cette ambiance de science-fiction pendant le tournage ?

Antoine Boutet : C’étaient des impressions : l’avancée du désert, des constructions à l’arrêt… Et une incertitude liée au fait que plus je filmais, plus mon sujet s’élargissait et moins je le comprenais. Le rapport à l’eau, à l’environnement, les conséquences de cet aménagement sur la vie des gens et leur impossibilité d’en parler : toutes ces ramifications révélaient des contradictions, que je constatais sur le terrain. Le film reflète ces impressions, interroge le bien-fondé du projet hydraulique en montrant une certaine absurdité dans son développement, même s’il n’apporte aucun discours scientifique.

Bulles de Culture : La majorité des personnages que l’on rencontre sont opposés au projet et surtout à la façon dont le gouvernement le mène.

Antoine Boutet :  J’ai découvert que des individus se mobilisent, réagissent, qu’il y a quelque chose qui se passe. D’une manière souterraine, une surveillance citoyenne existe et l’apport d’internet est très important en Chine. Les gens ne lisent plus ces slogans officiels qui continuent à s’afficher partout. Sans ces rencontres, je n’aurais filmé que l’argumentaire officiel et des paysages dévastés.

Bulles de Culture : Un des personnages cite une phrase de Margaret Thatcher : « En Chine, il n’y a pas de société, il n’y a qu’un état ». Comment la réalisation de ce film a-t-elle changé votre regard politique sur la Chine ?

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 © Zeugma Films

Antoine Boutet : Je me suis rendu compte à quel point cela leur était compliqué d’argumenter contre le projet. Ceux qui le font ne sont que quelques individus, des blogueurs, des intellectuels ou des associations qui restent fragiles face au colosse étatique. Depuis Zone of Initial Dilution, mon premier film en Chine, je connaissais la violence à leur égard. Et cette violence-là, on la connaît peu chez nous : face aux projets importants, il y a toujours un peu de concertation, on peut manifester son opposition, les associations veillent. Dans le contexte chinois, le fait de s’exprimer sur des sujets sensibles est une prise de risque importante. L’impossibilité d’un dialogue me paraît être le point crucial ; c’est ce que racontent les personnages et c’est ce qui entraîne le film dans une nouvelle direction. En quittant le sujet du chantier hydraulique, j’aborde cet impossible dialogue entre la société civile et le pouvoir, qu’il soit local ou national.

Bulles de Culture : Et une fois que le spectateur a compris ce virage, vous l’emmenez à la source du fleuve, qui se situe au Tibet.

Antoine Boutet : J’avais assez peu d’idées a priori sur la structure du film, mais je voulais qu’il se termine au Tibet. C’est là que se situe la troisième voie de transfert d’eau, celle qui est toujours à l’étude. Cet épilogue permet de voir un territoire qui n’est pas encore transformé et de se projeter dans ce qu’il pourrait devenir : la tension est laissée à l’imagination du spectateur.

Bulles de Culture : On sent parfois la résistance du pays par rapport à l’étranger que vous êtes, et les risques que vous avez dû prendre pour faire ce film.

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 © Zeugma Films

Antoine Boutet : Ma position était un peu particulière. Je me suis mis volontairement en difficulté pour faire ce film : je découvrais le chantier, tout en sachant que ce n’était pas l’unique sujet. C’était une ligne directrice dont je voulais explorer les marges. Et puis, je ne parle pas chinois et je n’avais pas d’autorisation. Mais paradoxalement, ces manques furent un avantage pour mieux observer le terrain. Ensuite, le fait de revenir pendant plusieurs années m’a permis d’être de plus en plus précis, de savoir ce que je pouvais faire, de trouver des solutions pour atteindre ce qui ne m’était pas autorisé. Tourner dans des endroits sensibles et organiser des rencontres a été compliqués, mais l’enjeu était tel qu’il fallait aller au bout de chaque piste. Donc il était inévitable de prendre des risques, mais rien de comparable avec ceux que prennent quotidiennement les personnages du film.

Propos recueillis à Paris par Olivier D. en novembre 2014, dans le cadre d’un entretien pour ECLA Aquitaine.

 

 

En savoir plus :

  • Date de sortie France : 28 janvier 2015
  • Distribution France : Zeugma Films

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