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Points de non-retour [Quais de Seine] d'Alexandra Badea image théâtre
© Darian Dragoi

[Critique Avignon] “Points de non-retour [Quais de Seine]” : chronique du 17 octobre 1961

C’est à l’événement peu raconté de la manifestation du 17 octobre 1961 — durant laquelle des milliers de manifestants algériens ont été arrêtés et certains jetés dans la Seine — que s’est attaqué Alexandra Badea avec le deuxième volet de Points de non retour. L’avis et la critique théâtre de Bulles de Culture sur la pièce Points de non-retour [Quais de Seine], vue au Festival d’Avignon 2019.

Synopsis :

Nora (Sophie Verbeeck), jeune documentariste pour la radio, vient de faire une tentative de suicide. Elle est aidée par un thérapeute (Kader Lassina Touré) et part sur les traces de sa grand-mère, Irène (Madalina Constantin), pied-noir, et de son amant, Younès (Amine Adjina), arrivés en France en 1961.

Points de non-retour [Quais de Seine] au Festival d’Avignon 2019 : questionner les parts d’ombre de l’Histoire

Points de non-retour [Quais de Seine] d'Alexandra Badea image théâtre
© Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Après un premier volet consacré au massacre de Thiaroye, Points de non-retour [Quais de Seine] aborde la répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961. Alexandra Badea y met en scène son travail de questionnement de l’identité française. Naturalisée en 2013, elle s’interroge sur l’injonction qui lui est faite d’assumer l’Histoire française, dans ses victoires et ses parts d’ombre. Ce sont les parts d’ombre qui l’intéressent dans le triptyque qu’elle imagine.

Ce questionnement identitaire d’Alexandra Badea, qui apparait sur scène au début du spectacle, entre en écho avec le questionnement des origines du personnage de Nora. Se découvrent alors les rapports conflictuels entre Algériens et pieds-noirs, les manifestations algériennes à Paris, l’emprise du FLN sur les ressortissants algériens et enfin, les arrestations massives et les corps jetés dans la Seine le 17 octobre 1961.

Les abysses noires de la mémoire

Points de non-retour [Quais de Seine] d'Alexandra Badea image théâtre
© Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Alexandra Badea choisit le prisme de la psychanalyse pour aborder le drame historique et son impact sur les individus. Sophie Verbeeck est impressionnante dans ce personnage de Nora, une jeune femme qui ne sait rien de ses origines, qui découvre que ses grands-parents ont croisé le fil de l’Histoire et s’y sont brisés. La résurgence des traumatismes par des images et des bribes de souvenirs, qui n’en sont pas, fonctionne bien dans Points de non-retour [Quais de Seine].

La pièce fonctionne ainsi comme un roman. Deux plans parallèles. À l’avant de la scène, le travail psychanalytique. En arrière plan, dans l’espace restreint qui figure un appartement, derrière un tulle, l’histoire d’Irène et Younès. Deux progressions parallèles : une montée en puissance de la tragédie de ce couple qui a fui l’Algérie pour fuir l’interdiction de leur amour ; la résolution progressive des noeuds du traumatisme familial.

Un traitement maladroit qui n’est pas sans lourdeur

Points de non-retour [Quais de Seine] d'Alexandra Badea image théâtre
© Velica Panduru

Si le dispositif scénique est très beau et si la dimension psychanalytique est bienvenue, on regrette que Points de non-retour [Quais de Seine] ne progresse pas plus nettement, et plus vite. On comprend rapidement comment les deux histoires s’imbriquent, quel est le traumatisme central. Dès lors, la pièce pourrait accélérer un peu son rythme.

L’autre écueil, nous semble-t-il, c’est de présenter la violente répression de la manifestation du 17 octobre 1961 comme un inédit ou une inconnue. Si la génération des adolescents d’aujourd’hui en a peut-être perdu le souvenir, c’est un événement qui est loin d’être méconnu des autres générations. Notamment de celle du personnage de Nora dans la pièce. Le massacre du 17 octobre 1961 était par exemple au coeur du roman policier de Didier Daenincks, Meurtres pour mémoire, publié en 1983 et Grand prix de la littérature policière en 1985. La responsabilité de Maurice Papon, préfet de police de l’époque, n’est plus à établir.

Nous avons attendu de voir d’autres spectacles sur la Guerre d’Algérie présentés dans le Off — et ils n’en manquaient pas cette année — pour confronter la pièce d’Alexandra Badea aux autres créations sur le même thème. La comparaison avec la prodigieuse création Et le coeur fume encore de La Compagnie Nova ne lui est vraiment pas favorable.

Il existe, il est vrai, encore bien des tabous sur la Guerre d’Algérie : les viols commis par l’armée française, les exactions commises par l’OAS et la pratique de la torture par les appelés. Il existe encore bien des traumatismes : la responsabilité individuelle de ces hommes envoyés en Algérie et qui n’étaient pas militaires de métier, la déception des Algérien-ne-s au moment de l’indépendance, la faille identitaire de ces Algérien-ne-s venu-e-s en France. Et le coeur fume encore, cité plus haut, les comprend et les transcrit bien mieux que ce Points de non-retour [Quais de Seine].

En savoir plus :

  • Points de non-retour [Quais de Seine] au Festival d’Avignon 2019, du 5 au 12 juillet 2019, au Théâtre Benoît-XII, à 22h
  • Tournée 2019-2020 : du 7 novembre au 1er décembre 2019 à La Colline – théâtre national à Paris ; du 4 au 7 décembre 2019 à la Comédie de Béthune ; les 22 et 23 janvier 2020 au Lieu unique de Nantes ; le 3 février 2020 au Le Gallia – Théâtre Cinéma Saintes ; le 6 février 2020 à la Scène Nationale Aubusson ; du 12 au 14 mai 2020 à La Comédie de Saint-Étienne ; le 20 juin 2020 au Festivalul International de Teatru de la Sibiu en Roumanie
  • Durée du spectacle : 1h50
Morgane P.

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