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[INTERVIEW] Antarès Bassis et Sophie Hiet (“Trepalium”)

Dernière mise à jour : juin 6th, 2020 at 02:10 pm

“On voulait vraiment aller
vers le romanesque et les personnages, montrer leurs souffrances

 

Trepalium
© David Cailley Kelija

Bulles de Culture : Il y a le risque que le concept Trepalium soit plus un prétexte…

Sophie Hiet : Oui… On voulait vraiment aller vers les personnages, le romanesque, voire même le mélo même si ça a disparu à un moment, parce qu’il y avait trop de matière. Et Judith Louis [NDLR : directrice de la Fiction d’Arte de septembre 2011 à janvier 2015] qui a suivi le projet et Adrienne Fréjac d’Arte nous ont vraiment encouragé, c’était très moteur, on partageait beaucoup.

Bulles de Culture : Sur quoi s’appuie la souffrance dont vous parliez à l’instant ? L’éloignement, l’impossibilité de communiquer ?

Sophie Hiet : Non, c’est plus le fait que le travail définit de plus en plus la place de l’individu dans notre société, un phénomène que l’on peut observer complètement aujourd’hui. Par exemple, les gens qui perdent leur emploi et leur valeur sociale, qui se sentent dépréciés, qui ont l’impression en étant licencié de perdre une existence sociale… Mais c’est aussi la souffrance au travail… Les suicides à France Télécom, c’est aussi cette souffrance-là qu’on voudrait vraiment réussir à interroger, et le fait que l’on mêle de plus en plus le travail et la notion de souffrance aujourd’hui. Les gens finissent par trouver normal de souffrir au travail parce que la situation économique est horrible et qu’il faut supporter. Mais on oublie de se dire que le travail n’est pas censé être de la souffrance, c’est censé être autre chose. Ce qu’on trouve intéressant, c’est qu’on pourrait être amené à penser que les actifs, eux, ont de la chance, mais ils sont tellement dans l’angoisse de perdre leur emploi, qu’ils ne vivent plus normalement…

Bulles de Culture : Cela devient anxiogène pour eux également…

Sophie Hiet : Complètement… Le désir à travers ce projet était d’extrapoler des constats que l’on peut faire aujourd’hui. Par exemple, le plein emploi n’existe plus, et n’existera plus… Il faut arrêter de rêver, ce n’est plus possible. Il faut peut-être redéfinir le rapport que l’on a par rapport au travail… Peut-être qu’il faut arrêter de travailler (rires) ! Ou le partager…

Antarès Bassis : Par exemple, en Finlande, il y a un salaire minimum qui va se mettre en place dès pour les futures générations… En tout cas, plus on réfléchissait à ce concept, plus on s’est interrogé sur la valeur du travail…

Bulles de Culture : Pourquoi on travaille et qu’est-ce que cela nous apporte ? C’est ça l’idée maîtresse ?

Sophie Hiet : Oui, et puis l’impact que le chômage a sur les relations sociales. L’exemple qui me vient, ce sont les parents qui mettent la pression sur leurs gamins, on peut comprendre, car c’est assez flippant ce qu’il se passe pour leur avenir.

Bulles de Culture : Est-ce que vous avez traité l’angle éducatif et pédagogique ? Que transmet-on à l’école à ce sujet, sur la notion de compétition, sur la norme ?

Sophie Hiet : Dans la ville, c’est ce qu’il se passe. [SPOILER] Notre personnage « d’actif », ses enfants ne vont plus à l’école – je ne sais pas si on le comprend bien dans le pilote. Le gamin est tout seul chez lui, il a son programme sur sa tablette, et très vite, à 12 ans, il passe un concours, il va être repéré par des chefs d’entreprise… Enfin c’est cela qui va se déployer sur les épisodes… Les enfants naissent et sont tout de suite projetés dans l’angoisse de la performance. Pour les parents aussi, il faut que leur enfant soit performant. C’est le dilemme du personnage « actif » dans la série, puisque son enfant est mutique. En fait, il y a une vague d’enfants qui ne parlent plus, et ceux-là sont condamnés d’avance. Le père va tout faire pour sauver sa fille, et à l’inverse, dans la zone, il y a le personnage de Robinson (Olivier Rabourdin) qui est instituteur qui instruit les gamins tant bien que mal avec les instruments du bord et qui les aide à avoir une liberté de penser, à réfléchir sur tout cela. C’est vrai que les enfants sont centraux… Ruben, l’actif, se bat pour sa fille, Izia, sans emploi, se bat pour son fils, pour le sortir de la zone…

Bulles de Culture : Ils ont tous les deux des enjeux miroirs…

Sophie Hiet : Oui, assez, ils vont se rencontrer sur ces enjeux…

Antarès Bassis : Ca, ça avait plu à Arte, le fait qu’il y ait des jeunes enfants et l’idée de l’héritage laissé aux futures générations. Que peut-on léguer, ne pas reproduire comme erreur…

Bulles de Culture : Vous avez été traumatisés par votre éducation ?

Sophie Hiet : (rires) Non, non, on a été à fond pour le travail et après avoir écrit Trepalium, moi, j’y crois de moins en moins. (rires) Mais notre travail, c’est une passion, c’est un peu différent.

Antarès Bassis : Non, mais c’est une vraie question ! Moi, j’ai vu ma mère sans emploi et de voir l’impact que cela avait sur sa génération, sur son état, la honte. Arte avait la même réflexion sur le travail, tant sur les documentaires que sur les fictions… On s’est nourri de choses comme La Gueule de l’emploi, La Mise à mort du travail, on s’était dit qu’il y avait des choses essentielles à traiter.

Bulles de Culture : Les vivants et les morts…

Sophie Hiet : Oui, aussi, c’est l’histoire d’une grève, ça nous a nourri bien sûr…

Bulles de Culture : Dans le processus créatif, comment procédez-vous ? Vous vous voyez, vous échangez à distance ?

Sophie Hiet : Beaucoup de réunions de travail. En général, je fais le premier jet, Antarès relit, prend des notes de partout, on refait des réunions de brainstorming, et puis ça avance. On a travaillé ensemble pendant un an avant de présenter à Arte. Ensuite, on a signé avec Arte et  pendant un an, on a créé tout l’univers, les traitements des six épisodes, et on est arrivé avec un document de 120 pages à peu près, très détaillé. Ensuite, tout s’est accéléré au niveau production, il y a eu un renfort de deux autres scénaristes séniors (Sébastien Mounier et Thomas Cailley) et on a tourné assez vite.

Antarès Bassis : Et le projet a pris de l’ampleur. Arte y croyait fortement ! C’était devenu à un moment une production internationale avec la Norvège ou l’Angleterre, et après, c’est redevenu français.

Sophie Hiet : Et finalement, cela n’a pas eu lieu, parce que Arte souhaitait garder la main, donc finalement, pas de coproduction internationale. Nous, on était très tiraillé. On sentait qu’il fallait les moyens, on était lucide qu’Arte nous offrait une liberté de création unique mais en terme de moyens, il ne fallait pas qu’à l’arrivée, ça fasse “cheap”, et en même temps, on avait peur. A un moment, le tournage était prévu en anglais. Moi, je me suis dit : “mais on va pas tourner en anglais, moi, je ne peux pas écrire en anglais”. Antarès est parfaitement bilingue, mais moi, je n’étais pas à l’aise. Finalement, Arte a décidé de ne pas se lancer là-dedans.

Denis Tison

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