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Chavirer de Lola Lafon visuel couverture livre

♥ Critique / “Chavirer” (2020) de Lola Lafon : dans les eaux troubles de la honte

Dernière mise à jour : mars 8th, 2021 at 10:22 am

C’est avec talent que Lola Lafon nous invite à Chavirer avec ses héroïnes, adolescentes abusées et abîmées, victimes honteuses de violences sexuelles qu’elles ne peuvent nommer. L’avis et la critique livre de Bulles de Culture sur ce roman coup de coeur et événement de la rentrée littéraire 2020.

Synopsis :

Cléo a 13 ans dans les années 1980, et ne rêve que de danser. C’est à la sortie de son cours de danse qu’elle rencontre Cathy. Cathy affirme l’avoir repérée et vouloir lui faire intégrer une mystérieuse fondation, la fondation Galatée, dont le but est de permettre à des jeunes filles méritantes et modestes d’entrer dans de prestigieuses écoles. Mais pour être sélectionnée, il faut se montrer “mature” et offrir des faveurs sexuelles à ces messieurs, venus du beau monde et bien plus âgés,  qui forment le jury…

Chavirer : des fragments de vie heurtée

C’est par Cléo que l’histoire s’ouvre. Cléo, danseuse impersonnelle de cabaret, danseuse à paillette offrant une nudité factice. Puis Cléo, adolescente des années 80 qui découvre la danse dans la MJC de son quartier, petite pépite passionnée, noyée dans l’obscurité des villes ternes de la région parisienne. Cléo, pour qui la télévision du salon est l’unique fenêtre ouverte sur le monde.

Qui n’a pas rêvé à 13 ans que la porte d’un monde nouveau s’entrebâille, laissant apercevoir richesse et réussite ? Ce nouveau monde, Cléo croit pouvoir y gagner sa place ; c’est ce que lui laisse entendre Cathy, la chic Cathy qui affirme voir en elle le potentiel et le talent. L’engrenage est bien huilé, savamment préparé. Lola Lafon nous emmène avec cette adolescente vers un horizon semble s’élargir avec l’apparition de l’énigmatique fondation Galatée. Ce sont ses peurs, ses aspirations, ses doutes, ses rêves que nous partageons. Et Cléo, par sa simplicité, sa sincérité, sa banalité aussi, pourrait être chacun-e de nous.

Cléo, toutefois, est vite écartée et on lui en fait porter la responsabilité. Les engrenages huilés l’ont encore davantage piégée. Pour Cathy, Cléo commence à chercher des filles, à recruter, à attirer d’autres comme elle dans les filets. Betty compte parmi celles-ci ; Cléo résiste d’abord, Betty est jeune, si jeune… Betty persiste, s’entête, et réussit à être sélectionnée par Cathy.

Deux vies en somme, que l’on croise, que l’on retrouve, que l’on devine. Lola Lafon préfère l’ellipse à l’exposé, la description pudique à la surenchère du sordide. Et quelle belle idée ! Cléo a 13 ans, Cléo a seize ans, Cléo a trente ans, ou bien même quarante. Betty a grandi, dansé, puis tourné le dos au passé, et tout recommencé. Nous les suivons par bribes émouvantes, par bribes éminemment signifiantes, sur le fil de leur vie à jamais heurtée.

Un séisme discret aux répliques sensibles

Ce qui intéresse Lola Lafon dans Chavirer, ce ne sont pas seulement ces deux adolescentes piégées, violées, abîmées, mais les échos que ce drame non-avoué provoquent chez celles et ceux qu’elles ont croisé-e-s, aimé-e-s, laissé-e-s. Ainsi, en plus d’être elliptique, Chavirer est aussi une oeuvre chorale, un puzzle à reconstituer. Habilleuse ou kiné, ami de lycée ou femme aimée, neveu, aventure d’un soir… tou-te-s ont touché du doigt l’innommable, pressenti l’inconcevable, sans le comprendre, sans l’entendre de prime abord.

Ce sont celles et ceux à qui l’on a dit, ou bien à qui l’on a tu, témoins involontaires de cet énigmatique enfer, qui deviennent les victimes collatérales. Lola Lafon montre en cela qu’en plus de celles qui ont été brisées, surgit tout un choeur incidemment heurté. Car peut-on guérir avant de confesser ? Gérir de ce qui n’a été ni reconnu, ni dénoncé ? Comment ne pas blesser ceux qui nous entourent par ce fardeau, qu’il soit caché ou partagé ?

Lola Lafon fait encore résonner l’actualité dans son roman par le biais d’un épisode d’appel à témoin. Spectre solaire et inquiétant que cet appel à témoins qui fait vaciller le présent. #MeToo s’invite, et fait crépiter la nécessité de dire, la nécessité d’avouer, l’irrépressible besoin qu’enfin les victimes puissent se défaire de l’envahissante culpabilité. Parce qu’au bout du silence, après les aveux imparfaits, doit advenir une parole entendue, soutenue, retenue. Parce qu’au bout du long tunnel d’un impossible oubli doit éclore le pardon qu’on s’accorde à soi.

Tordre le cou aux pygmalions

Galatée. Cette statue que Pygmalion a sculptée à la perfection et qu’il a tant aimée qu’il obtient des dieux qu’elle prenne vie. Du mythe naît l’idée qu’un homme mûr et expérimenté peut à son gré façonner la jeunesse qu’il lui est donnée de rencontrer. C’est oublier pourtant que de l’union de Pygmalion avec celle qu’il a modelée naîtra le désastre, preuve tangible, preuve visible que l’aspiration de Pygmalion était monstruosité.

Cette monstruosité, Lola Lafon la donne à observer et à penser dans un style à la fois sobre et finement ciselé, à l’instar donc de Galatée. Il y a dix ans, on l’aurait trouvée exagérée, on l’aurait minimisée, niée, contestée, cette dérangeante monstruosité et toutes ses petites et grandes complicités. L’affaire Weinstein est passée par là, puis la confession d’Adèle Haenel, et encore la révélation de Vanessa Springora. Et la fiction n’a que bien trop été surpassée par la réalité.

On lit Chavirer et l’on se dit qu’il est temps. Grand temps de tordre le cou au mythe. Grand temps d’en explorer la face cachée. Grand temps d’arrêter de se détourner. Temps surtout de regarder en face la monstruosité que notre société a engendrée et perpétuée.

Car à tou-te-s celles et ceux qui se sont retrouvé-e-s à chavirer, chanceler, vaciller, sombrer, tanguer, la parole doit aujourd’hui offrir un vrai et sain havre de paix. Chavirer a l’avantage de laisser ouverte cette possibilité. C’est une lecture coup de coeur pour Bulles de Culture.

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Morgane P.

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