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Ava photo Léa Mysius
© Paul Guilhaume

Interview / Léa Mysius, réalisatrice de “Ava”: “Une volonté de réenchanter le monde”

Dernière mise à jour : novembre 3rd, 2020 at 03:18 pm

Léa Mysius, 28 ans, a reçu le prix SACD à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes en 2017 pour son premier long-métrage, Ava. Scénariste de formation, elle a également co-écrit Les Fantômes d’Ismaël avec Arnaud Desplechin. Entretien, analyse et explication du film Ava.

Synopsis :

Ava, 13 ans, est en vacances au bord de l’océan quand elle apprend qu’elle va perdre la vue plus vite que prévu. Sa mère décide de faire comme si de rien n’était pour passer le plus bel été de leur vie. Ava affronte le problème à sa manière. Elle vole un grand chien noir qui appartient à un jeune homme en fuite…

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Ava : interview de la réalisatrice Léa Mysius

Ava critique film photo Noée Abita
© Bac Films

Bulles de Culture : Comment est né le film Ava ?

Léa Mysius : Ava était mon scénario de diplôme à La Femis. J’ai commencé à écrire le film parce que j’avais l’image de ce chien noir sur la plage, que j’avais déjà filmé dans un de mes court-métrages. Je l’imaginais sur une plage bondée, et la confrontation de l’artificialité de la plage avec le chien sauvage, qui amène jusqu’à l’héroïne, m’intéressait. Ça a été le point de départ.

J’étais très en retard pour rendre mon scénario, il me restait très peu de temps pour le faire et j’ai eu des migraines ophtalmiques à ce moment-là. J’ai dû écrire tout le début du film dans le noir, enfermée et c’est comme ça que je me suis dit qu’Ava aurait un problème de vue. Je me suis intéressée à cette maladie assez terrible qui rend progressivement aveugle et qui renvoie à des peurs un peu primitives comme la peur du noir.

“On a sous-exposé la pellicule, ce qui fait remonter le grain et péter les couleurs”

Ava photo Léa Mysius
© Paul Guilhaume

Bulles de Culture : Il y a un parti pris visuel fort, le film est tourné en 35 millimètres et les couleurs sont très mises en valeur à l’image…

Léa Mysius : L’image est très contrastée. On voulait vraiment tourner en 35 mm pour avoir cette matière. Il y a du grain, c’est vivant. C’est une image qui est profonde, qui est habitée. Contrairement au numérique qui est un peu plus lisse, je trouve, même si on fait aussi de très belles choses en numérique, bien-sûr.

Il y a des noirs très profonds, et il y a ce truc où la pellicule réagit à la lumière. C’était important parce qu’Ava va perdre la vue, parce qu’elle réagit à la lumière, et que moins il y a de lumière, moins elle voit. Or, moins on envoie de lumière sur la pellicule, moins elle est impressionnée. À la toute fin du film, on a tellement sous-exposé la pellicule qu’on n’était pas sûrs d’avoir une image. Il n’y a que ça qui sort, mais on aurait pu avoir une image toute noire.

Bulles de Culture : Ce procédé valorise à la fois le côté artificiel de la plage et l’atmosphère beaucoup plus brute de la deuxième partie du film…

Léa Mysius : Et le côté charnel. Le grain, la pellicule, les couleurs, le rendu des lumières donnent un truc très charnel et “matiéré”.

“Je voulais parler de la montée de l’obscurantisme”

Ava critique film photo Noée Abita Juan Cano
© Bac Films

Bulles de Culture : Le film explore le chemin vers la cécité. Qu’est-ce que cela signifie de plus universel ?

Léa Mysius : Je voulais parler de la montée de l’obscurantisme. On a tourné dans une région, le Médoc, où le vote FN est particulièrement fort. Je voulais que ce soit incarné par ces deux chevaux avec leurs cavaliers tout en noir. Au fur et à mesure le monde s’obscurcit : Ava sent la menace de la montée du racisme, du fascisme, etc. Tout le film va vers le noir alors qu’elle trouve une manière de voir les choses, de vivre sa vie, et donc une liberté. Ce sont deux chemins paradoxaux.

Bulles de Culture : Pourquoi décide-t-elle de laisser tomber sa maison, sa mère, sa structure ?

Léa Mysius : Je voulais que le film épouse vraiment son chemin à elle. Petit à petit, il quitte le naturalisme pour aller vers quelque chose qui est plus dans le conte, le romanesque. Ava dit à un moment qu’elle a peur de n’avoir vu que de la laideur. Elle veut voir de belles choses, mais de belles choses à sa manière. Et donc le film essaie d’épouser son point de vue, dans un truc de liberté. C’est une volonté de réenchanter le monde. Elle s’enfuit et elle vit une parenthèse utopique avec ce garçon, un gitan. Elle décide de faire ses propres choix, de trouver sa propre liberté et de voir les choses de façon plus romanesque.

C’est un truc de jeunesse : “J’y vais à fond, et je m’amuse”. C’est quelque chose de ludique. Elle cherche une simplicité, du plaisir, le premier amour dans son essence. C’est une démarche très simple : une volonté de jouissance et de plaisir. Peut-être qu’il faut aller au plus simple, en fait.

“Ava est beaucoup plus conservatrice que sa mère”

Ava critique photo film Noée Abita Laure Calamy
© Bac Films

Bulles de Culture : Comment la relation d’Ava (Noée Abita) avec sa mère, jouée par l’excellente Laure Calamy (Dix pour cent), vient-elle influencer son parcours ? Qu’est-ce que ça transforme en elle ?

Léa Mysius : Je trouvais important qu’on sache comment elle s’est construite. Et comment elle s’enfuit pour trouver sa propre manière d’exister, de faire l’amour. Ava est avec sa mère quand elle apprend qu’elle va bientôt devenir aveugle. Et elle va la fuir, s’envoler, s’extirper de son déterminisme. Sa mère l’a construite, elle est avec elle depuis la naissance. Comment arriver à construire sa sexualité avec et contre sa mère, qui en plus prend beaucoup de place ?

Ava est très méchante avec elle, tout comme la mère va trop loin avec sa fille. Il y a quelque chose de trop extrême. Quand Ava lui dit “Tu es médiocre”, elle pourrait ne pas lui répondre “Tu es méchante”, mais elle va plus loin encore que sa fille, il y a une surenchère. Pourtant, elle sait que c’est une adolescente. La mère est beaucoup plus libre qu’Ava. Elle est libre dans son corps, elle n’a pas de problème de morale.

Avec sa fille elle est maladroite, mais c’est une fille bien. Coucher avec des hommes et considérer que ce n’est pas un problème, le désir de rendre libre sa fille, de la décomplexer, c’est très bien, je trouve. Ava est beaucoup plus conservatrice que sa mère, mais elle va apprendre aussi à être plus libre, plus décoincée et moins inquiète. À faire plus confiance.

“On bascule du naturalisme au début, au conte, au romanesque, au film de genre”

Ava critique photo Noée Abita
© Bac Films

Bulles de Culture : Le film est extrêmement dense, il y a plein d’univers différents, de personnages, de quêtes, de sujets abordés. Comment avez-vous réussi à ne pas perdre le spectateur, ce qui est souvent le cas des films très riches ?

Léa Mysius : Au scénario, ça fonctionnait, mais au montage, ça a été un grand défi de passer d’un genre à l’autre. On bascule du naturalisme au début, au conte, au romanesque, au film de genre, et il fallait y arriver progressivement.

En fait, dès qu’on décolle d’un genre, c’est impossible de revenir en arrière. On ne peut pas se retrouver à nouveau avec une scène qui d’un coup est naturaliste.

En dehors du montage, la musique nous a beaucoup aidés. Dès le début, on essaie d’inscrire, avec la musique, que le film ne va pas seulement être naturaliste, qu’il va y avoir quelque chose d’étrange. L’idée est de tisser cette étrangeté, qui va nous surprendre plus tard, dès le début du film. Pour qu’on ne soit pas non plus perdu, qu’on ne se dise pas “Qu’est-ce qui se passe, on n’est plus dans le même film ?”. On a travaillé cette progression-là avec la musique originale qui est très souterraine, étrange et contrebalancée par une musique un peu plus pop. Au début, la musique est en contraste avec l’image réaliste, et ensuite, elle trouve son harmonie.

C’est toujours la confrontation sauvage/artificiel, qu’il faut arriver à équilibrer tout au long du film, tout en gardant l’humour, et tout ça a été réglé au montage.

“Je pense que la majorité sexuelle est surtout dans la tête”

Bulles de Culture : Dans le film il y a le corps nu d’une jeune fille de 13 ans pubère et qui a une relation sexuelle avec un garçon majeur. C’est un choix fort de montrer ça…

Léa Mysius : Je voulais vraiment qu’elle ait 13 ans. Si je vous avais dit 14 ans, ça ne vous aurait pas choquée. L’actrice avait 17 ans au moment du tournage, pour des raisons de production, mais aussi pour ne pas brusquer un enfant.

Ava est vraiment dans cette transition : quand elle va se baigner, elle n’est pas encore vraiment une femme mais on voit qu’elle est pubère. Je voulais montrer que les enfants ont une sexualité. Elle est consentante. Et aussi le fait qu’elle va devenir aveugle la presse. Je voulais qu’elle soit dans une urgence, que sa mue adolescente soit accélérée, qu’elle soit obligée d’aller plus vite qu’une fille de son âge. On voit petit à petit que son corps grandit pendant le film : quand elle est pleine d’argile et qu’elle nous regarde, c’est une femme. L’argile la sculpte, et dans sa façon de se tenir, elle assume son corps.

Je pense que la majorité sexuelle est surtout dans la tête. Une fois que tu es pubère, c’est à toi de décider si tu veux coucher ou pas.

Entretien réalisé à Paris le 12 juin 2017.

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En savoir plus :

  • Date de sortie France : 21/06/2017
  • Distribution France : Bac Films
Zoé Klein

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