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En attendant Godot Laurent Fréchuret image (c) Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

[CRITIQUE] “En attendant Godot” de Laurent Fréchuret

Dernière mise à jour : août 16th, 2020 at 10:55 pm

Ce sont de drôles de clowns qui sont venus nous conter l’absurde à La Fabrique de Dole (Les Scènes du Jura, Scène nationale) les 4 et 5 avril 2017 dans une version d’En attendant Godot mise en scène par Laurent Fréchuret : un très beau moment de théâtre !

Synopsis :

Ce sont deux vagabonds, Vladimir (Sylvain Delcourt) et Estragon (Jean-Claude Bolle-Redat), qui se retrouvent pour passer le temps de l’attente ensemble. Qu’attendent-ils ? Ou qui attendent-ils ? Un certain Godot dont on sent très vite qu’il n’arrivera pas. Leur attente les fait rencontrer deux étranges énergumènes, le maître Pozzo (Éric Borgen) et son esclave Lucky (Maxime Dambrin). Le temps s’écoule-t-il plus vite quand on le partage ? Et le partage-t-on dans le seul but de le faire passer ? En attendant Godot vous entraîne, au gré de rencontres burlesques ou tragiques, dans un espace-temps ponctué d’interrogations pragmatiques ou oniriques, de rires légers ou graves.

En attendant Godot
ou que perd-on à perdre son temps ?

 

En attendant Godot Laurent Fréchuret image (c) Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Ce qui ponctue En attendant Godot, et ce dès les premiers instants, c’est cette attente vaine qui sert de fil rouge. Les personnages attendent et nous attendons avec eux. Ils restent ensemble pour attendre ; nous voilà à leurs côtés. L’intérêt ne réside pas tant dans l’attente que dans la façon dont nos deux acolytes appréhendent le temps de cette attente.

Il semble ainsi d’abord que l’un reste avec l’autre par nécessité. Par habitude peut-être aussi. Ou parce que l’autre est le seul horizon tangible. L’autre agace et ennuie, c’est ce que la pièce de Samuel Beckett vient nous rappeler à travers de petits détails : les récits de rêves que l’on préfère ne pas entendre, les plaintes qui fatiguent dans leurs répétitions.

Pourtant ces deux vagabonds ont chacun besoin de l’autre, et leur tendresse éclate à travers les mêmes détails insignifiants : on fait attention à l’autre, on lui prescrit ce que l’on pense être le meilleur pour lui, on le défend peut-être aussi. Vladimir et Estragon touchent dans leur tendresse – tendresse qu’ils semblent rejeter mais qui les rattrape toujours.

Le duo que forment Jean-Claude Bolle-Redat (Estragon) et Sylvain Delcourt (Vladimir) fonctionne à merveille pour donner corps à ce couple qui s’attire et se rejette sans cesse, qui se chamaille mais se retrouve avec plaisir, qui n’existe jamais si bien que dans le fait d’être ensemble.

En attendant Godot :
Les angoisses du dénuement

 

En attendant Godot nous emmène dans la marginalité. On se retrouve aux marges de la société avec deux individus qui en sont exclus : des vagabonds. Si Samuel Beckett emprunte à John Millington Synge ces figures marginales, la mise en scène de Laurent Fréchuret leur rend une identité riche et complexe.

Nos deux hommes ont quelque chose de clochards attachants. Ils sont drôles dans leur dénuement : des costumes bricolés qui leur rachètent une fierté, des chaussures trouées qui leur abiment les pieds, un régime alimentaire à base de carottes ou de navets. On est ému par cette complicité généreuse de ceux qui n’ont rien.

La rencontre des deux protagonistes avec Pozzo et Lucky interroge autant le couple que le spectateur. La violence des rapports de domination de la société fait une irruption dérangeante sur scène. On relève à ce titre la performance époustouflante de Maxime Dambrin qui excelle dans le rôle de l’esclave enchaîné et profondément soumis.

Apparaît ainsi sur scène un homme qui possède, Pozzo. La nature de ce qu’il possède reste peu claire et interroge sur ce que posséder apporte à l’individu. L’autoritarisme de Pozzo le rend d’abord antipathique. L’avancée dans la pièce semble toutefois montrer que ce dernier est plus « pauvre » encore que les deux autres, et son besoin de compagnie s’exprime comme un besoin de diriger et de dominer.

Ne vaut-il pas mieux ne rien posséder et attendre vainement le bienfaiteur illusoire avec une saine compagnie que se prêter au jeu du dominant et du dominé ? C’est la question que pose en tout cas En attendant Godot. La mise en scène de Laurent Fréchuret rend à cette question son actualité : la violence des rapports de force de notre société, son consumérisme effréné ne font résonner que plus fort cette interrogation essentielle.

En attendant Godot
ou les clowneries de l’humanité

 

Dramaturge de l’absurde, Samuel Beckett tend à dénoncer les singeries des rapports humains. En attendant Godot n’échappe pas à la règle. On est étonné, là encore, de l’incroyable actualité du texte de la pièce : notre société ne pousse-t-elle pas encore davantage à singer hypocritement ? À nous cacher sous des masques ?

Vladimir et Estragon font rire dans l’attention qu’ils prennent à imiter des discussions différentes : amicales ou conflictuelles, scientifiques ou philosophiques. Leur but n’est autre que de tuer le temps, mais cela montre également la dimension creuse des conversations attendues et convenues. L’inlassable répétition de l’attente vient d’ailleurs nous le rappeler régulièrement.

De même, le monologue de Lucky est à mourir de rire dans la mise en scène des tics de langage qu’il utilise. La répétition pousse ces tics à leur paroxysme et fait disparaître l’aspect sérieux de la digression philosophique de l’esclave.

Laurent Fréchuret met brillamment en avant cet aspect clown : les costumes des deux protagonistes rappellent ceux de Charlie Chaplin ; les jeux de scène intègrent les mimiques des films muets. On ne saurait décider si nos deux protagonistes sont clowns tristes ou clowns joyeux, mais leurs clowneries ainsi mises en scène acquièrent une dimension poétique indubitable.

Cette gestuelle inscrite dans le sillage des films muets trouve, en outre, un écho émouvant dans de belles trouvailles de mise en scène : la feuille que l’on vient accrocher à l’arbre à l’aide d’une échelle, la contemplation d’une lune lumineuse. Laurent Fréchuret rend à l’absurde de la pièce sa poésie et ses nuances, et cela fait du spectacle une expérience théâtrale fascinante.

 

En savoir plus :

  • Durée du spectacle : 2h
  • En attendant Godot a été joué les 4 et 5 avril 2017 à la Fabrique de Dole, Les Scènes du Jura, scène nationale
  • En attendant Godot a été joué les 20 et 21 avril 2017 à Saint Denis de la Réunion, Le Grand Marché, Centre dramatique de l’Océan Indien
  • En attendant Godot sera joué les 25 et 27 avril 2017 à Saint-Benoît de la Réunion, les Bambous, scène conventionnée
  • Le site officiel du Théâtre de l’Incendie
Morgane P.

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