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[Critique & Interviews] “Héroïnes” (2017) d’Audrey Estrougo : Une mini-série féminine, engagée et citoyenne

Dernière mise à jour : avril 16th, 2021 at 04:56 am

Avec la mini-série Héroïnes pour Arte, l’auteure-réalisatrice Audrey Estrougo prend le sujet social de la crise économique à bras-le-corps avec quatre personnages féminins en proie aux problèmes du quotidien sur fond de catch féminin. Découvrez notre avis sur la série ainsi que notre interview d’Audrey Estrougo et de la co-scénariste Nathalie Saugeon réalisée lors du Festival des Créations Télévisuelles de Luchon 2017.

Synopsis :

Dans une ville de grande banlieue parisienne ravagée par la crise, quatre femmes vont tout tenter pour s’en sortir. Une chronique sociale à vif, filmée caméra à l’épaule.

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La genèse de la mini-série Héroïnes

 

Héroïnes est la première série télévisuelle d’Audrey Estrougo. Elle a porte ce projet pendant environ quatre ans. Devenue réalisatrice sans faire d’école mais en apprenant sur le tas, elle a réalisé son premier long métrage Regarde-moi (2007) à vingt-deux ans et en a fait trois autres depuis dont La Taularde (2017) avec Sophie Marceau.

Comme elle nous l’a expliqué, la genèse de Héroïnes vient chez elle d’une “envie de raconter quatre femmes dans leur combat quotidien, mis en exergue avec le catch. Mais ce qui m’intéressait était de voir comment ces femmes s’en sortaient au jour le jour dans une société en crise, dans une ville de post-industrialisation avec une usine qui ferme et donc un chômage qui les frappe de plein fouet. Et je trouvais cela d’autant plus intéressant que cela posait la question du vote que l’on peut faire et que ce que l’on vit au quotidien peut influencer ou non sa façon de voter, de penser sa citoyenneté et la société dans son ensemble. Du coup, j’aime dire que ‘Héroïnes’ est une multitude de couches qui forment un gros oignon. Il y a donc eu un désir féminin, un désir ‘engagé’ et un désir citoyen”.

Évidemment, le titre Héroïnes de la série peut prêter à confusion, surtout après la diffusion de la série Cannabis sur Arte il y a peu. Mais celui-ci s’est très tôt imposée à l’auteure “parce que pour moi, ce sont toutes des héroïnes. Le personnage de Juliette [NDLR : interprétée par Léa Léviant] en est une aussi. Il y a quelque chose d’héroïque dans leur situation de vouloir rester digne malgré l’adversité”.

Pour l’écriture de cette série originale, la scénariste Nathalie Saugeon l’a rejointe en cours de route après une première étape déjà validée par la chaîne Arte. Nathalie Saugeon est une scénariste qui a commencé à écrire pour le théâtre avant de le faire pour le cinéma puis la télévision. Elle a notamment travaillé sur des séries telles que Les Revenants ou Kaboul Kitchen. Et son métier, elle l’a appris en observant les réactions du public vis-à-vis des pièces de théâtre qu’elle écrivait.

Nathalie Saugeon nous explique donc que sur Héroïnes, “Audrey avait déjà créé ses personnages. Il y avait déjà son envie de catch et cette problématique sociale qu’elle avait envie d’explorer. Elle avait besoin d’une co-scénariste car elle ne se sentait pas d’écrire toute seule [NDLR : Surtout qu’en parallèle, Audrey Estrougo travaillait en parallèle sur son long métrage La Taularde]. Au début on a beaucoup discuté car je n’étais pas forcément d’accord sur tout. Déjà, le catch, c’est quelque chose qui ne m’attire pas spécialement mais j’ai senti tellement d’humanité dans les personnages et dans les actrices que cela m’a plu. Et je crois qu’Audrey a aimé ma franchise sur ce que j’aimais ou non. Je n’étais pas convaincu à 100% par le projet mais elle a senti qu’on pouvait avoir un échange vraiment fécond sur ce qui fonctionne, sur ce qui serait mieux, etc.”.

Quatre personnages féminins forts

 

Si pour Héroïnes, l’auteure-réalisatrice Audrey Estrougo aurait préféré pouvoir déployer l’histoire de ces femmes sur 6 épisodes plutôt que 3×52 minutes, elle a tenu cependant à souligner la liberté et les contraintes économiques moindres de la télévision par rapport au cinéma qui lui ont permis de faire cette œuvre car “on peut vraiment entrer dans l’intimité des personnages et les travailler dans leur subtilité”.

Sur le plan concret de l’écriture des scénarios proprement dits, Audrey Estrougo et Nathalie Saugeon se sont donc réparties entre elles les scènes qu’elles sentaient le plus à même à écrire “et après, l’autre passait dessus. Et la plupart du temps, je repassais sur les dialogues parce que j’ai plus l’habitude et qu’Audrey est plus réalisatrice que scénariste”, dixit Nathalie Saugeon.

Du coup, c’est à la “scénariste” Nathalie Saugeon que nous avons demandé de nous parler des quatre personnages féminins forts de cette mini-série, interprétées par des comédiennes de talent :

  • pour Céline Petit, interprétée par Romane Bohringer, “ce qui me séduisait, c’est ce côté femme qui s’est totalement oubliée pendant vingt ans et qui d’un coup ressuscite par un concours de circonstances avec le catch et tout ce qui se passe avec son mari. Et c’est cette renaissance qui m’a beaucoup plu“.
  • pour Nathalie Blanc, interprétée par Marie Denarnaud, “ce qu’on aimait dans ce personnage, c’est la légèreté qu’elle a. Elle est dans la merde comme les autres mais elle a toujours le mot pour positiver les choses”.
  • pour Selma Zerktouni, interprétée par Naidra Ayadi, qui est le personnage apportant le côté politique de la série, “on avait toujours l’angoisse d’en faire une fille psycho-rigide. Par exemple, la scène ‘Fais ton solfège, fais ci, fais ça’, je trouvais qu’elle était en trop parce qu’elle commençait à en faire un personnage chiant et je ne voulais pas que cela soit le cas. Je voulais qu’on est à la fois de l’empathie pour elle et qu’on se demande où elle va. Et il y a une chose qui s’est passé grâce à l’acteur qui joue son mari [NDLR : l’acteur Youssef Hajdi] et qui fait que ça adoucit le couple. Et ça, c’est quelque chose qu’on ne peut pas anticiper à l’écriture. Moi, j’avais vraiment peur que Selma soit trop rigide et qu’on la déteste. Il ne fallait surtout pas qu’on la déteste”.
  • pour Agathe Konaté, interprétée par Marie-Sohna Condé, “c’est marrant parce qu’on l’a masqué mais tout le monde sait d’emblée qui sait. C’est une idée qui n’est pas restée”.

Il est enfin à noter que le choix du casting s’est fait très tôt pour Audrey Estrougo. En effet, comme elle travaille avec les mêmes comédiens depuis ses débuts, Nathalie Saugeon et elle avaient déjà leurs visages en tête dès l’écriture. Seule, Romane Bohringer est nouvelle dans l’équipe d’Audrey et “vient d’une envie de la rencontrer car c’est quelqu’un dont j’adore le travail. Et pour le casting des hommes qui est tout aussi important, j’ai cherché à former des binômes complémentaires pour que l’incarnation masculine apporte quelque chose à l’incarnation féminine, que cela raconte quelque chose d’autre des personnages. Pour moi, c’est très évident avec le mari de Selma qu’interprète Youssef Hajdi et qui, pour moi, humanise énormément le personnage de Selma et permet de ne pas juger son parcours”.

Le catch au féminin

 

L’une des grandes attractions de la série est bien entendu l’introduction d’un sport de combat tel que le catch dans un univers essentiellement féminin. Et sur le choix singulier de ce sport de combat pour symboliser le combat au quotidien de ces femmes, Audrey Estrougo l’explique par le fait “qu’il y a le catch américain et le catch comme on l’a pratiqué en France dans les années 70 qui était quand même le sport ouvrier populaire numéro un bien avant le football. Du coup, cela avait un sens par rapport au cadre social de ma série. Et aussi parce que je pouvais y mêler les éléments dramatiques nécessaires pour que cela soit la continuité, l’accomplissement du combat de ces femmes”.

Et il faut reconnaître que sur le plan de la mise en scène, les scènes de catch sont particulièrement réussies : on souffre avec les catcheuses à chacun des combats. Les comédiennes ont d’ailleurs toutes répétées leurs scènes avec un coach. Audrey Estrougo souligne ainsi l’implication vraiment physique que les actrices interprétant les catcheuses Lady Punk, Diabolica, Bébé Caïra… ont dû avoir vis-à-vis de leurs rôles : “Pour elles, cela a été un sacré challenge parce que tomber tout le temps, toute la journée, elles ont fini pliées en deux, blessées parce qu’elles n’ont pas de doublure et elles l’ont fait avec toute la générosité qu’elles peuvent avoir. Le catch français est très différent du catch américain où tout est truqué. C’est plus de la lutte que du catch. C’est beaucoup plus physique, plus violent. Et je me suis demandé si je devais avoir une réalisation différente et en fait, non. Comme on a nourri au sens dramaturgique les combats (avec un enjeu), c’était plus simple de garder le même principe de réalisation”.

C’est donc par les corps que la réalisatrice Audrey Estrougo a tenu à raconter ces femmes : le corps du catch pour Céline et Agathe, le corps sur une affiche pour Selma, le corps de Nathalie via la danse et les sous-vêtements “parce que c’est une question centrale dans mon travail. En France, on a un travail très intellectuel avec les comédiens. Moi, je travaille très à l’anglo-saxonne, je les enferme dans un théâtre en amont, je les fais travailler en répétitions, je les fais vivre ensemble. Et c’est très important car les corps ont une mémoire et ils impriment les choses qui ont été vécues en répétitions. Et je suis très sensible au langage que le corps peut avoir et qui échappe au contrôle de la tête”.

Choix de réalisation et engagement

 

L’un des problèmes de la série Héroïnes est probablement le choix de réalisation d’Audrey Estrougo d’une caméra épaule et d’un filmage brut de décoffrage (flous et zooms intempestifs). Un choix qu’elle revendique clairement et qu’elle explique pour deux raisons : “A chaque fois que je fais un film, je me demande quel va être son langage. Non pas parce que j’ai envie de me ‘challenger’ à chaque fois mais parce que je pars du principe que l’histoire a sa grammaire, a son poumon, son pouls, quoi. Donc je me suis demandé quel était le pouls de ‘Héroïnes’. Trois fois cinquante-deux minutes diffusés d’un coup, cela fait un film de trois heures donc comment trouver une grammaire visuelle qui transcende le sujet pour donner envie aux gens de rester ? J’avais deux positions : je voulais être au cœur de ces personnages et créer une distance — d’où ces zooms et ces mises au point qui sont complètement voulus à chaque fois — pour que le spectateur se rappelle tout le temps que c’est une fiction, pas un documentaire. Et qu’il se questionne sur lui, le citoyen. Avoir ainsi un effet miroir”.

Mais si la réalisation de Héroïnes nous a quelque peu rebutés, la partie de la série traitant de l’extrême-droite est intéressante et rejoint étonnement le propos du film de Lucas Belvaux, Chez Nous (2017). Comme chez Lucas Belvaux, un personnage du cru, Selma dans Héroïnes, est amené à être le porte-drapeau du parti du Front National. Pure coïncidence, Audrey Estrougo explique que pour sa série, “c’est lié au lieu où ça se passe, dans ces grandes villes en périphérie des grandes agglomérations où le lien social n’existe pas puisque les gens se replient sur eux-même et ont envie d’être tranquille. Et il faut savoir que ce sont des endroits où le Front National arrive en tête et font leurs plus gros scores aux élections. Donc je me suis demandée pourquoi et j’ai été rencontrée les maires de ces villes nouvelles et des habitants. J’ai donc étudié ça d’un point de vue sociologique et politique”.

Le résultat de son travail de recherches donne en tout cas dans la série…

Cliquer sur le dossier pour afficher le spolier sur la fin de Héroïnes

une scène très forte lors du combat final entre Lady Punk (Romane Bohringer) et Diabolica (Marie-Sohna Condé) avec ce moment violent où La Marseillaise résonne parmi le public pendant que la catcheuse noire est à terre. Des comportements extrêmes et racistes qu’Audrey Estrougo et Nathalie Saugeon ont donc voulu dénoncer et combattre dans la série à travers notamment le personnage de Selma qui ne succombera finalement pas aux sirènes du Front National “et après, c’est le message qu’on veut faire passer mais elle aurait très bien pu ne pas en revenir”, ajoute Nathalie Saugeon.

Car si Audrey et elle sont inquiètes sur le plan politique, elles ont eu envie avec ses héroïnes de rester optimistes vis-à-vis de l’être humain “et j’espère qu’on sent dans la série l’élan collectif” (Nathalie Saugeon).

 

 

 

 

 

Une saison 2 ?

 

A la question de la possibilité de donner une saison 2 à la mini-série Héroïnes, l’auteure-réalisatrice Audrey Estrougo nous a confié qu’elle le souhaitait, surtout qu’Arte vient de le faire pour sa mini-série à succès 3xManon (2013) qui va connaître une suite en 2017 avec Manon 20 ans : “Nous, on aimerait bien car il y a toujours plein de choses à exploiter et il y a une vraie belle synergie entre tout le monde qui s’est créée et on aurait envie de prolonger ça. Et pour moi, d’un de vue artistique, après les élections, il y aurait encore plein de choses à raconter et ce serait dommage de ne pas saisir cette opportunité pour prolonger le plaisir”.

En tout cas, Héroïnes est une mini-série entre la comédie et le social qui bien que bancale dans la forme, propose sur le fond et à travers le catch féminin un regard original sur un sujet de société très actuel.

Propos recueillis au Festival des Créations Télévisuelles de Luchon le 3 février 2017.

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En savoir plus :

  • Héroïnes est diffusé sur Arte le jeudi 16 février 2017 à 20h55 et disponible et en DVD et VOD sur Arte Boutique
Jean-Christophe Nurbel

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