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[CRITIQUE] “Laëtitia ou la fin des hommes” (2016), un ouvrage à ne pas rater !

Dans Laëtitia ou la fin des hommes, Ivan Jablonka nous entraîne au cœur de l’affaire Laëtitia Perrais, survenue en janvier 2011. Un très bel hommage à la jeune fille disparue. Récompensé du prix Médicis et du prix littéraire du Monde, Laëtitia ou la fin des hommes est un livre à ne manquer sous aucun prétexte !

Synopsis :

Laëtitia ou la fin des hommes est un retour sur la disparition de Laëtitia Perrais, dix-huit ans, serveuse habitant Pornic en Loire-Atlantique. C’est un travail de recherche, un plongeon dans le passé, une analyse fine du fait divers et de son emballement médiatique. C’est aussi la parole rendue à la jeune fille morte et à sa sœur jumelle, c’est un peu de chemin (re)fait avec tous les acteurs de la police et de la justice qui ont œuvré sans ménager leurs forces pour résoudre cette affaire. Ivan Jablonka entremêle ainsi trois chronologies distinctes : celle de la disparition de la jeune fille et de l’avancée de l’enquête, celle du parcours de Laëtitia, de son enfance à sa mort, celle de la médiatisation et du retentissement de l’affaire.

Laëtitia ou la fin des hommes :
(En)quête d’histoire

 

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Ivan Jablonka est historien, et c’est en historien qu’il aborde le fait divers. Touché par la disparition de la jeune Laëtitia Perrais et par les conditions terribles dans lesquelles elle est morte, il souhaite retracer le parcours de la jeune fille, découvrir qui elle était avant de croiser la route de celui qui lui a donné la mort, afin de lui rendre une existence qui soit indépendante de celle de son meurtrier, qui se détache du fait divers qui lui a tristement apporté la célébrité.

De ce fait, Ivan Jablonka a procédé par rencontres : il a rencontré la sœur jumelle de Laëtitia, Jessica, par l’intermédiaire de son avocate, puis ses proches, famille et amis, ses employeurs, ses collègues. Avec eux, il brosse un portrait vivant, complet et complexe de la jeune Laëtitia, lui restitue couleurs et nuances.

Il a rencontré également les enquêteurs et les magistrats chargés de démêler les faits et de rendre justice à la jeune fille. En cela, il fait pénétrer le lecteur au cœur des rouages judiciaires. Lumière est faite sur le fonctionnement de l’enquête policière et sur celui de la justice. Ces hommes que l’on croise sont vibrants d’humanité et sincèrement émouvants dans ce combat qu’ils ont mené, malgré les accusations de l’exécutif, pour redonner à Laëtitia sa dignité. Pour offrir à sa famille un deuil décent.

Ce sont enfin les journalistes que l’auteur a souhaité rencontrer. Il revient avec eux sur la dimension médiatique hors-norme qu’a eue cette affaire. Il s’interroge sur l’affolement des médias qui a conduit la France à suivre en direct les progrès de l’enquête. Là aussi, le lecteur se sent entraîné dans un univers dont il découvre les règles et le fonctionnement.

Recul et distance

 

La posture d’historien qui mène à une reconstitution des faits distanciée et critique est fascinante tout au long de Laëtitia ou la fin des hommes. L’entremêlement des trois chronologies est d’une redoutable efficacité et nous conduit à faire un bond décidé dans le passé. La jeune fille que nous découvrons dans sa fragilité et sa sincérité, le travail d’enquête difficile et acharné, et le grossissement immédiat – tout autant que sur la durée – de l’affaire, voilà qui captive, questionne, dérange, et touche le lecteur. On est avec Laëtitia, avec sa sœur, avec les policiers, les magistrats ; on ne souhaite plus qu’une chose au fil des chapitres, c’est que justice soit rendue.

La distance permet de faire la lumière sur les zones d’ombres, les approximations, les mauvaises voies prises dans cette affaire. On retrouve ainsi les excès de l’ère de Nicolas Sarkozy : déclarations répétées sur les faits divers et instrumentalisation de l’émotion suscitée par celui-ci. L’affaire Laëtitia Perrais en est un exemple parfait car le meurtrier s’avère être un récidiviste, c’est donc que de méchants magistrats préfèrent relâcher les criminels dangereux plutôt que de leur attribuer la peine qu’ils méritent. L’émotion populaire est telle que le discours porte, d’autant qu’il est relayé par le père de la famille d’accueil de Laëtitia. Les déclarations répétées et accusatrices du président ont un effet immédiat : une grève des magistrats, soutenue par les avocats.

Ivan Jablonka montre avec brio les effets pervers de l’émotion populaire : de tout temps, une telle émotion conduit à la demande d’une vindicte, elle aussi populaire. Il faut un coupable à présenter en place publique. On se tourne vers la Juge d’Application des Peines, puis vers les services de réinsertion, et enfin vers la police. Ce qui apparaît surtout avec netteté, c’est que la question est déplacée : le meurtrier avait purgé l’intégralité de ses peines et n’avait pas d’antécédent faisant penser à un délinquant sexuel. En outre, Laëtitia ou la fin des hommes montre bien que tous les services sont mis en difficulté par un manque de moyens criant qui relève de la politique sarkozienne.

Le recul affiche enfin les absurdités au grand jour : sous un crime sexuel, certes dramatique, qui provoqua un bouleversement parson atrocité, se cachait un autre crime sexuel, lui plus banal et malheureusement plus répandu. Le père de la famille d’accueil est reconnu coupable en 2013 pour des violences sexuelles envers Jessica, la sœur de Laëtitia. Ce coupable-là est bien plus représentatif des violences faites aux femmes et aux enfants et rappelle que la grande majorité des abus sexuels ont lieu dans l’entourage proche.

Être une femme
et devenir la proie des hommes

 

Laëtitia ou la fin des hommes met encore en avant – et le titre nous met déjà sur la piste – la violence courante faite aux femmes, la façon dont elle se perpétue encore, sa survivance tenace dans certains milieux. Laëtitia Perrais devient l’incarnation des classes défavorisées des zones péri-urbaines des campagnes françaises.

La construction de Laëtitia ou la fin des hommes a quelque chose de la tragédie dans cette impression grandissante que le malheur appelle le malheur, que la déconstruction des repères dans l’enfance fait de ces enfants malmenées des proies faciles et évidentes. Filles d’un père qui a violé leur mère quand elles avaient trois ans, les jumelles passent leur enfance en foyer d’accueil. Elles voient leur mère sombrer au point qu’elle fait de fréquents séjours en hôpital psychiatrique et ne parvient pas à se remettre. Placées en famille d’accueil, elles deviennent les proies d’un autre prédateur. Dans de telles griffes, la recherche d’une vie affective stable et équilibrée semble vouée à l’échec.

Dans un univers où les violences faites aux femmes sont le quotidien, où il n’y a de place que pour la domination des uns sur les autres, où la révolte et le refus paraissent vains, Laëtitia Perrais prend bien le costume d’une héroïne tragique. Morte pour avoir tenu tête à son assassin, morte pour avoir refusé le destin que les hommes lui dessinaient, Laëtitia a le visage de ces femmes que l’on tue chaque jour.

Elle a le visage d’un combat qui reste à mener.

 

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En savoir plus :

  • Laëtitia ou la fin des hommes, Ivan Jablonka, Éditions du Seuil, août 2016, 383 pages, 21 euros
  • Prix Médicis et Prix littéraire du Monde 2016
Morgane P.

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